Le problème de la théonomie

 

Lorsque Philippe Viguier et moi-même avons sorti le livre L’Évangile et le citoyen (disponible au format électronique, et en anglais), dans la foulée des lois sur « le mariage pour tous », les réactions les plus vives sont venues du camp « théonomiste ». Le théologien réformé Jean-Marc Berthoud a notamment signé un article virulent dans lequel il dénonce notre position.

Nos échanges ultérieurs (Guillaume Bourin et moi avons brièvement répondu à son propos, certains des emails sont accessibles ici) ont révélé à quel point cette position est plus qu’une option théologique. Pour ces frères, c’est un marqueur doctrinal identitaire fondamental de la fonction de l’Église. Les propos extrêmement durs[1] m’ont finalement montré combien il était important de clarifier le rôle de l’Église. Je crains qu’une telle forme de gouvernement nous aurait envoyé, Philippe et moi, en prison ou au bûcher !

En tout cas, ma participation à la conférence « Un Dieu bon dans un monde en crise » était contestée par ce camp à cause de ma perspective sur ce sujet. C’est l’occasion de revisiter ce concept.

 

 

Définitions

La théonomie se réfère à une vision de gouvernance du monde par la Loi de Dieu (theo-Dieu, nomos-loi). Selon ce modèle, l’Église doit proclamer la Loi de Dieu et militer pour son imposition sur tous les membres de la société, qu’ils soient disciples de Christ ou pas, ainsi que sur toutes les instances gouvernantes de la société. Ici, la croix se munit du glaive pour apporter une éthique biblique. On parle plus généralement de théocratie (theo-Dieu, kratos-pouvoir) pour désigner une forme de gouvernement de droit divin.

L’Église catholique et les royautés occidentales du Moyen-Age sont les formes les plus abouties de cette pensée. Le protestantisme de Calvin sur Genève était de nature similaire quoique différente : le conseil de la ville possédait l’autorité politique, mais l’influence personnelle de Calvin et des pasteurs sur l’ordre du jour et les décisions étaient substantielles. Le tandem était indéniable.

Berthoud considère que la seule alternative à la théonomie est l’antinomie, c’est-à-dire un rejet de la loi de Dieu. Pour lui, si on rejette la théonomie, on rejette forcément la loi de Dieu, pour verser dans un libertinisme moral, l’antinomie.

 

 

Ma position sur le sujet

Très simplement, Dieu règne et régnera, mais l’Église n’est pas l’agent politique de ce règne. L’Église doit régner sur l’Église, et s’adresser au monde par l’Évangile. Exprimé plus finement :

(1) Dieu règne aujourd’hui sur toutes choses comme il l’entend pour conduire le monde vers la conversion des élus et la révélation du mystère de l’iniquité. La volonté morale de Dieu est rejetée par le diable et par le monde, qui demeurent toutefois contraints et limités dans leurs autonomies respectives, et qui sont mystérieusement conduits à accomplir le dessein souverain du Seigneur.

(2) Dieu a donné au peuple d’Israël le devoir d’incarner une théonomie juste. Les rois, les prêtres, les prophètes devaient ramener le peuple à l’obéissance de la loi qui s’imposait sur son territoire. L’Église n’a pas remplacé Israël et n’a pas le même appel. Je note aussi qu’Israël a failli, et que cet échec appelait la présence d’un roi au règne parfait – celui de de Jésus le Christ.

(3) Dieu régnera dans un monde renouvelé, à la résurrection, où les élus accompliront joyeusement et volontairement sa volonté, bonne et parfaite. Le décret de Dieu, sa volonté morale, tout comme le libre arbitre d’une humanité sauvée et remplie de l’Esprit seront à jamais alignés.

(4) Dieu exige aujourd’hui l’obéissance de son Église dont les membres confessent de leurs lèvres et par leurs vies que Christ est Seigneur. L’Église honore l’autorité souveraine de Christ par une éthique rigoureuse et dépendante de sa grâce, appliquant avec intelligence la Loi de Dieu selon les principes éclairants du Nouveau Testament.

(5) L’Église transforme le monde par la proclamation de l’Évangile et par l’exemple d’une vie communautaire sainte et aimante. Elle ne cherche pas à établir le règne de Dieu sur terre ni à imposer la volonté morale de Dieu sur le monde. L’Esprit saint agit puissamment dans certaines périodes de l’histoire en envoyant des prédicateurs qui réveillent une partie importante de populations qui se convertissent et ont alors le désir de conformer leur vie à l’Évangile – et la société en est affectée.

 

En d’autres termes, Dieu emploie l’Église pour que les élus entendent et voient l’Évangile, afin qu’ils soient régénérés lorsqu’ils se repentent. L’Église ne forme pas aujourd’hui un royaume politiquement influent qui viserait l’établissement d’un royaume chrétien sur un monde composé d’individus régénérés et non régénérés. L’Église est dans le monde mais hors du monde. Le passeport des chrétiens est céleste. Leur rôle est spirituel et aimant. L’Église ne trie pas entre l’ivraie et le blé du monde, elle trie seulement en son sein, par l’excommunication des pécheurs non repentants.

 

 

Réflexions sur les arguments en faveur de la théonomie

Le lecteur pourra suivre les points énoncés par Berthoud. Il me semble que le nœud de notre divergence se mesure à ce propos :

La liberté de conscience néo-païenne se résume par le slogan : « Fais tout ce que veut ta conscience, libre qu’elle est comme le vent ! » La liberté chrétienne, elle, signifie : « Fais tout ce que Dieu te demande, en Jésus-Christ et par l’action du Saint-Esprit, te soumettant joyeusement à la Parole-Loi divine. »

 

En fait, je souscris pleinement à ce paragraphe, dès lors qu’on envisage la « liberté chrétienne » comme la responsabilité des chrétiens. En aucun cas comme un devoir pour les non-chrétiens. Comment un homme non-régénéré pourrait-il aspirer à faire tout ce que Dieu lui demande ?! Comment pourrait-il aimer la loi de Dieu et l’accomplir joyeusement ? L’apôtre Paul lui-même note que la chair est incapable de se soumettre à la loi de Dieu (Rm 8.7) parce que l’homme naturel est un mort influencé par le diable (Ép 2.1-3).

Berthoud confond les responsabilités inhérentes à chaque institution lorsqu’il intime que l’ordre légal doit s’inspirer de l’ordre imprégné des lois mosaïques :

Un Évangélisme véritable fondera sa pensée et son action sur ce que dit la Loi de Dieu. Cette loi divine défend tout à la fois la rigueur de la justice et un esprit d’humanité, cela même envers les pires criminels qui doivent nécessairement subir leur peine – même capitale, comme ce fut le cas pour le larron converti sur la croix – à laquelle ils ont été justement condamnés.

 

Il estime que cette Loi « sert de norme ultime pour le Magistrat et [qui] est le fondement d’une philosophie politique chrétienne créationnelle, source d’un ordre bienfaisant pour le monde ! »

Hélas. L’histoire d’Israël le montre. Aucun roi ni aucune institution n’a su régner de la part de Dieu avec équité. L’histoire de l’Église le montre. Aucune royauté « chrétienne » ni aucun clergé n’a su régner de la part de Dieu avec droiture. Cette longue histoire humaine révèle notre besoin crucial d’un Roi juste. Jésus est le seul qui mérite ce titre. Il sera le seul à pouvoir établir une théocratie fonctionnelle – que ce soit durant le millénium ou sur la nouvelle terre, selon vos convictions eschatologiques…

Pour Berthoud, l’alternative démocratique est un désastre idolâtre :

Ces milieux spirituels ne désirent même plus connaître pour leur propre bien les normes de la Loi de Dieu. Comment pourraient-ils alors les appliquer aux péchés du monde ? C’est de cette manière que l’idéologie démocratique devient elle-même un dieu, car c’est le « peuple » qui en vient alors à définir lui-même tant le bien que le mal, cela par la majorité moralement suffisante d’une seule voix, vote libre exprimé hors de toute référence à une norme stable, tant immanente (naturelle) que transcendante (divine).

 

Le peuple est-il idolâtre ? Assurément. Le libre choix du bien et du mal est-il un bien ? Certainement pas. Nous sommes d’accord que c’est l’expression de l’autonomie de Genèse 3 : en prenant du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, l’homme choisit son autonomie, contre Dieu, ce qui est l’essence même du péché.

Le problème n’est pas dans ce problème, mais dans sa résolution ! Renverser cette autonomie infecte du cœur de l’homme ne passe pas par l’imposition d’un système politique (la théonomie), mais par la régénération des cœurs, fruit de l’Évangile.

Une Europe parfaitement obéissante à la loi mosaïque offrirait une magnifique société, paisible et sûre, mais… qui irait tout autant en enfer. Le rôle de l’Église est de proclamer un Évangile salvateur et transformateur qui rayonne au point que la société puisse être transformée par une présence et une manière de vie de plus en plus attrayantes. Certains chrétiens, soucieux de servir au bien commun peuvent certainement contribuer à l’élaboration d’une telle société devenue majoritairement attachée à l’Écriture en s’inspirant de cette dernière. Mais pas dans le but d’établir une théocratie.

 

 

Arguments contre la théonomie

Dans le livre relativement court que nous avons écrit, Philippe et moi, nous notons trois arguments principaux à l’encontre de la théocratie :

(1) Jésus a séparé la sphère politique de la sphère spirituelle. Les pharisiens et les hérodiens étaient tiraillés entre la volonté de se rebeller contre Rome, puissance occupante d’Israël, et la soumission à leur règne. Ils demandent donc à Jésus s’ils doivent payer l’impôt à César. Ils espèrent qu’en répondant par l’affirmative, Jésus s’attirerait la haine des foules qui souffraient de l’oppression romaine ou, qu’en répondant « non », Jésus se fasse condamner par Rome. Jésus distingue alors catégoriquement les deux sphères d’influence : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22.21). Il ne vient pas proposer une réforme fiscale, ni des règles de gouvernance politique, ni une solution à un pays occupé. Le citoyen croyant a des responsabilités vis-à-vis de l’État mais les deux sphères ne sont jamais confondues.

(2) Jésus n’a jamais forcé les gens à croire en lui. Lorsque ses disciples demandèrent un jugement divin sur une ville des Samaritains qui ne les avait pas accueillis, Jésus les reprit sans hésitation (Luc 9.52-54). En Actes 28.23, on voit Paul essayer de persuader les Juifs de croire, ce qui reflète bien le message biblique de la conversion volontaire, et non forcée.

(3) Le Royaume de Jésus n’est pas de ce monde (Jean 18.36, Matthieu 26.52). L’Évangile a pour priorité de changer les cœurs, en aucun cas d’instaurer un royaume particulier. La Bible vise ce qui est éternel, et non temporel. Les commandements et les promesses bibliques sont pour ceux qui font partie de ce royaume spirituel (cf. Colossiens 1.12-13).

 

Mais je voudrais parcourir ici d’autres arguments :

(1) Les prophètes en terre étrangère n’ont jamais imposé la Loi de Moïse. Si Daniel avait voulu exporter la Loi de Moïse aux Babyloniens, il aurait encouragé l’exécution des mages. Il demande exactement l’inverse (Dan 2.24). Jonas prêche à Ninive un très court message aux Assyriens : le jugement arrive. Pas d’exhortation à la circoncision, ni à la mise en place d’une structure politique orientée sur la loi de Moïse. Dieu accorde une repentance et un salut remarquables à cette génération. La théocratie mosaïque est liée à une terre, et à un peuple. Elle n’est pas universelle. Esther, Jérémie sont d’autres témoins de cette orientation.

(2) L’apôtre Paul n’a jamais visé les comportements d’une société. L’implantation de l’Église à Éphèse est particulièrement explicite à ce sujet. Actes 19 nous apprend que quand Paul prêche l’Évangile, les gens se repentent, brûlent leurs formules magiques. Le réveil est si important que les ventes d’idoles s’effondrent, engendrant de violentes manifestations de la part des fabricants. Lorsqu’un magistrat de la ville tente d’apaiser les foules, il note au sujet des leaders de l’Église : « Vous avez amené ces hommes qui ne sont ni sacrilèges ni blasphémateurs envers notre déesse » (Actes 19.37). Il aurait été impossible que Paul reçoive cette évaluation s’il avait pour éthique et ambition l’établissement d’une théonomie.

(3) Les apôtres conseillent le respect des autorités. Toute personne qui s’intéresse un tant soit peu à la période romaine réalisera vite la corruption monumentale du monde politique de l’Empire. Et pourtant… Paul demande qu’on prie pour les dirigeants afin qu’ils nous permettent de vivre « une vie paisible et tranquille, en toute piété et dignité » (1 Tm 2.2). Pas qu’ils deviennent Chrétiens. Pas qu’ils imposent la loi de Moïse. Pierre demande d’honorer Néron et de respecter son gouvernement (1 P 2.13s), sans aucun avis pour inverser politiquement les pratiques odieuses de l’Empire : gladiateurs, exposition des enfants, prostitution, etc. C’est aux Chrétiens que s’impose la morale de Dieu.

(4) Jésus conseille les Églises. Jésus envoie 7 courriers à 7 églises d’Asie mineure. Certaines sont pauvres et « insignifiantes » dans leur influence sociale. D’autres avaient plus de capacités. Jésus ne suggère jamais une influence politique sur leur ville. Aucune n’a le devoir d’imposer une culture et une loi chrétiennes. L’alignement à l’éthique de la bible est interne. Jamais externe.

Un venin ?

La théocratie est un venin dangereux. Voici quelques raisons d’affirmer cela :

  • La pression de l’État sur des pécheurs génère plus un antagonisme vis-à-vis de l’Église qu’elle ne les interpelle à l’Évangile.
  • Les dirigeants estiment leur règne de droit divin, sans considérer la marque qui pourrait séparer leurs perspectives de celles du Seigneur.
  • Le pouvoir de droit divin est impitoyable devant la contestation qu’elle estime comme une attaque contre le Seigneur en personne.
  • Les théonomies historiques ont dégoûté les hommes plus qu’elles ne les ont rendus admiratifs du christianisme.

L’histoire, hélas, est remplie de ces abus d’autorité.

 

 

Concrètement

La Bible est généralement bienveillante pour les autorités civiles. Même lorsque celles-ci sont défaillantes, à l’image de tout ce que les hommes construisent sous le soleil. Vous pourrez lire dans notre livre ce qu’elle recommande clairement à son peuple.

Quant à nous, nous devons apprendre à faire confiance au Seigneur de l’Histoire. Il conduit les rois et les circonstances, même les plus terribles, pour accomplir « le dessein bienveillant de sa volonté » (Ép 1.10-11). Conformément à 1 Timothée 2, nous devons prier pour que nos gouvernements protègent la liberté de culte, la liberté de proclamer l’Évangile. L’utopie d’un royaume chrétien de droit divin est une menace et un substitut terrible du Royaume de Dieu. Un tel élan pourrait même berner les élus, lorsque l’usurpateur fera miroiter « paix et sécurité » (1 Th 5.3) dont les signes pourraient, si c’était possible, aller jusqu’à séduire les élus (Mt 24.24).

 

 

 

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Notes et références :

[1] Berthoud utilise les mots hérésies, antinomie, Évangile privé de sa force, nombrilisme ecclésiastique, légèreté spirituelle, et j’en passe… tout ceci ne laisse aucune ambiguïté sur son regard quant à notre position !

 

 

Ces res

 

 

 

 

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Florent Varak est pasteur, auteur de quelques livres dont le Manuel du prédicateur, L'Évangile et le citoyen et la ressource d'évangélisation produite en co-édition avec TPSG: La grande histoire de la Bible. Florent est aussi conférencier, il enseigne à l'Institut biblique de Genève, et il est le directeur international du développement des Églises au sein de la mission Encompass, liée aux églises Charis France. Il est marié avec Lori et ont trois enfants adultes ainsi que quatre petits-enfants.