La grâce commune est-elle au coeur de l’évangile ?

 

I. La grâce commune

1. Définition

La grâce commune est la disposition par laquelle les bénédictions imméritées de Dieu sont accordées à tous les hommes, les croyants comme les incroyants. C’est le sens du mot ‘commune’ : non pas que cette grâce soit banale, car elle est tout sauf banale ; mais elle est dite ‘commune’ parce qu’elle concerne toute la descendance d’Adam, c’est-à-dire tous les hommes sans exception.

a. Tous les hommes ? Oui, parfois le mot ‘tous’ dans le Nouveau Testament désigne l’ensemble des hommes. Par exemple : Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort s’est étendue à tous les hommes parce que tous ont péché (Ro 5.12). La mention de la mort comme salaire du péché (Ro 6.23) ne désigne pas seulement le terme de l’existence sur cette terre, mais tout le cortège des maux qui affligent les hommes : la rupture de communion avec Dieu, la solitude, la tristesse, la honte, la peur, le désespoir…

Le fait qu’il n’y ait pas d’exception pour ce qui est des conséquences du péché implique une vision pessimiste de la condition humaine et même de la vie sur cette terre d’une manière générale (Ecc 1.18). Cette vision pessimiste ne rend que plus belle la réalité de la grâce commune.

b. Pourquoi ces bénédictions imméritées sont-elles appelées une grâce ? Adam et Eve ne moururent pas dès l’instant où ils péchèrent, bien que la condamnation commençât à s’appliquer dans leur vie. Le chapitre 4 de la Genèse commence ainsi : Adam connut Eve sa femme, elle conçut et enfanta un fils. Autrement dit, sur une terre qui a été maudite et alors que la relation avec Dieu a été brisée, un enfant va naître, puis un second. Non seulement la vie continue, bousculée par beaucoup de chaos il est vrai, mais elle est ponctuée de bénédictions diverses, en vertu de l’alliance offerte à Noé et, par lui à tous les êtres vivants (Gn 8.22 ; 9.8-17). Paul se réfèrera à cette alliance : Bien que Dieu ait laissé les nations suivre leur propre voie, il n’a cessé de rendre témoignage de ce qu’il est en faisant du bien, en donnant du ciel les pluies et les saisons fertiles, en vous donnant de la nourriture en abondance et en remplissant vos cœurs de joie (Ac 14.16-17). Ce qui est significatif c’est que Paul s’adresse là à des non-Juifs, Lystre se situant dans l’actuelle Turquie. Il parle bien de la grâce commune.

c. Quelles sont ces bénédictions imméritées ? Elles sont innombrables. A Athènes, cette fois, Paul rappelle que les hommes (tous les hommes) reçoivent de Dieu la vie, le mouvement et l’être (Ac 17.28). On pourrait dire : chaque bouffée d’air que l’on respire, chaque pulsation de notre cœur, chaque fonctionnement de nos organes, toute nourriture que la terre produit, toute relation apaisée, le mariage chaque fois qu’il subsiste, les enfants qui naissent et grandissent, l’aptitude à découvrir, à communiquer, à travailler, à “créer”, etc.

On peut ajouter à cette liste la vocation des magistrats (élus ou pas) qui, croyants ou pas, sont appelés serviteurs de Dieu (Ro 13.4). On peut même affirmer que toutes les vocations qui donnent aux hommes et aux femmes des tâches de service utiles pour le bien commun relèvent de cette grâce générale. Croyants ou pas, il y a des époux et des épouses fidèles, des parents dévoués, des voisins serviables, des instituteurs, des infirmiers, des garagistes, etc. qui accomplissent leur tâche, visible ou discrète, d’une manière remarquable, en tout cas bénéfique.

On peut encore ajouter à cette liste toutes les ressources de ce que nous appelons la Nature, avec les lois de la Création qui subsistent, à commencer par la course des astres dans le ciel, jusqu’à la santé dont la plupart d’entre nous jouissons, sans oublier la compagnie apaisante de beaucoup d’animaux, etc.

Toutes ces choses bonnes qui subsistent démontrent-elles que les hommes sont bons ? Non. Elles démontrent que Dieu met des limites à l’étendue et aux conséquences du mal et qu’il rend possible que des êtres corrompus demeurent capables d’un certain bien, comme le dit Jésus : Méchants comme vous êtes, vous donnez de bonnes choses à vos enfants (Mt 7.11. Cf Ro 2.14-15). C’est pourquoi ces bonnes choses sont appelées des grâces. Elles sont provisoires il est vrai, mais ce sont néanmoins des grâces précieuses.

 

2. Implications

Les implications de cette réalité sont nombreuses et importantes. J’en mentionne quelques unes :

a. Il n’y a pas d’autonomie de la vie. Rien n’existe ‘tout seul’. C’est par la parole de Dieu que tout subsiste aujourd’hui (Ps 119.90-91). Job le dit ainsi au sujet de ses enfants, de ses troupeaux : L’Eternel a donné, l’Eternel a repris ; que le nom de l’Eternel soit béni (Jb 1.21). C’est la vision juste. Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? demande Paul (1 Co 4.7). Cette question vaut pour les réalités spirituelles, mais aussi pour tout le reste. L’apôtre, dépouillé de toute prétention, écrit : Ce n’est pas à dire que nous soyons par nous-mêmes capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-mêmes. Notre capacité, au contraire, vient de Dieu (2 Co 3.5). Là, il parle en tant que chrétien, mais le principe est applicable de manière plus générale pour tous et pour tout.

b. Ce n’est pas le mal qui est surprenant, c’est le bien. Nous nous habituons trop vite au soleil qui se lève, à l’eau qui coule, à être en bonne santé, à vivre dans un pays en paix, à voir les magasins achalandés, etc. Quand on considère la situation spirituelle et morale de l’humanité au regard de Dieu, rien de tout cela n’est ‘normal’. Revenant d’un pays en guerre, je m’étais dit : En fait, c’est partout la guerre ; il y a seulement des endroits où cela se voit plus.

Mais le mal (le mal commis, le mal subi) n’est-il pas considérable ? Il l’est. Cependant, il le serait bien davantage si Dieu n’en restreignait pas les effets. Cela concerne tous les maux qui se vivent sur la terre, depuis les cataclysmes et les maladies jusqu’aux agissements des méchants, avec leurs conséquences. Même un brigand insensible met une limite au mal qu’il commet. C’est là encore une marque de la grâce commune.

Le fait que les biens dont nous jouissons nous paraissent normaux, voire constituer un dû, démontre une forme de cécité vis-à-vis de notre situation réelle. Pourquoi l’homme vivant se plaindrait-il ? demande le prophète Jérémie. Que chacun se plaigne de ses propres péchés ! (Lam 3.39).

Nous parlons volontiers de l’amour de Dieu, moins de son irritation. J’ai dit irritation ; j’aurais pu dire colère ou courroux (Ro 1.18 ; Hé 10.31). Si nous considérons les bienfaits que Dieu accorde à l’ensemble des hommes (y compris aux plus pauvres d’entre eux) malgré son irritation, alors nous commençons à comprendre ce qu’est la grâce commune.

c. L’humilité et la reconnaissance devraient remplir les cœurs. Cela découle de ce que nous venons de rappeler. Imaginons un instant que l’humilité et la reconnaissance (cela paraît paradoxal, mais cela ne l’est pas) remplissent les cœurs. Voyons-nous tout ce que cela entraînerait : dans chacune de nos vies d’abord, dans nos relations, nos engagements, notre aptitude à vivre les épreuves, etc. ?

Ce rappel constitue une manière légitime de faire réfléchir ceux que nous rencontrons, y compris ceux et celles qui se disent incroyants. Combien de fois as-tu dit merci depuis ce matin pour tout ce que tu as reçu ? Mais n’est-il pas injuste de demander aux pauvres d’être reconnaissants ? Pas du tout, ils devraient l’être aussi, l’Evangile le montre de plusieurs manières.

d. Sur les bons et sur les méchants. On peut le redire : ce qui est rappelé ici convient à tous les êtres humains sans exception. Dieu fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Mt 5.45). A bien des égards les conditions sont les mêmes pour tous, croyants ou pas, chrétiens ou pas. Les moustiques ne font pas la différence, les virus non plus et les os d’un chrétien ne sont pas plus solides que ceux d’un non chrétien. Il en est de même en situation de conflit, de famine, de crise économique, etc.

Cela constitue une forme de solidarité entre les hommes, une fraternité universelle diront certains. C’est une des réalités que garantit la laïcité dans notre pays : à l’hôpital, un médecin (chrétien ou pas) soignera tous ses patients (chrétiens ou pas) exactement de la même manière. Pas de discrimination. C’est bien ainsi.

Peut-on proposer une définition plus précise de la grâce commune ? Je retiens celle que formule Wayne GRUDEM : La grâce commune est la grâce au nom de laquelle Dieu accorde aux humains d’innombrables bénédictions qui ne font pas partie du salut.

 

 

II. L’Evangile et l’héritage incorruptible

Aussi précieuse soit-elle, la grâce commune n’accorde pas le salut. C’est la différence avec ce qu’il est convenu d’appeler la grâce particulière ou la grâce rédemptrice.

Sous la pression d’une vision de plus en plus horizontale du monde, cette différence tend à s’estomper, voire à disparaître. Pour beaucoup, aujourd’hui, l’Evangile se borne aux limites de la grâce commune et, entre la morale et l’utopie, à affirmer que tous les hommes sont frères . Est-ce cela, l’Evangile ?

 

1. La notion de jugement

L’Evangile est annoncé dès les premières pages de la Bible. Cependant, c’est beaucoup plus tard que sa proclamation va devenir urgente et sa réalisation effective : avec la venue du Messie. Comment cette proclamation se formule-t-elle ? Par l’appel à la repentance et l’annonce d’un jugement. On ne l’entend plus guère. C’est la prédication de Jean-Baptiste, mais aussi celle de Jésus et celle des apôtres après lui. Je cite Jean-Baptiste : Qui vous a appris à fuir la colère à venir ? Déjà la cognée est à la racine des arbres : tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu (Mt 3.7,10).

Le jugement, c’est que s’ils ne se repentent pas ni ne croient, ceux à qui la promesse était destinée en premier (les Juifs) seront écartés, et d’autres en deviendront les bénéficiaires. Le récit des quatre Evangiles montre cela en train de se réaliser ; mais tous, Juifs et non-Juifs, doivent se repentir et croire, ce qui revient exactement à reconnaître en Jésus le Sauveur nécessaire, unique et parfait. A ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jn 1.12) . Nous ne sommes plus, là, dans le registre de la grâce commune. La prédication des apôtres dans le livre des Actes et dans les lettres aux Eglises ne dira pas autre chose.

 

2. La notion de salut

L’Evangile est souvent résumé par cette parole de Jésus : Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle (Jn 3.16). Deux mots parlent de jugement : le mot périr – qui désigne autre chose que la mort ‘naturelle’, et le mot quiconque qui implique un tri. Quiconque, cela signifie tous potentiellement, mais pas tous nécessairement. Ce verset montre clairement qu’être au bénéfice de la grâce commune ne signifie pas être sauvé !

Il est vrai que le verbe sauver a parfois un sens temporel dans la Bible : Quand un malheureux crie, l’Eternel l’entend et le sauve de sa détresse (Ps 34.6). Mais ce n’est pas là l’Evangile. L’Evangile promet et opère une réconciliation entre l’homme pécheur et le Dieu saint, l’Evangile opère la régénération du cœur de celui ou celle qui le reçoit, l’Evangile rend possible une filiation nouvelle à ceux et celles qui croient : ils deviennent enfants de Dieu (Jn 1.12) et cohéritiers de Christ (Ro 8.17). L’Evangile communique à ceux qui ouvrent leur cœur une vie impérissable : il permet l’espérance qui est tout autre chose que l’espoir d’une vie meilleure, l’espérance comme une ancre de l’âme, sûre et solide, qui pénètre au-delà du voile (Hé 6.19).

3. La notion de Royaume de Dieu

La grâce commune, aussi précieuse soit-elle, est une grâce de survie. Elle permet de subsister, de ne pas mourir. Les bienfaits qu’elle accorde sont terrestres, passagers. L’héritage que le Royaume de Dieu constitue, lui, est éternel, incorruptible. En réalité, ces deux réalités sont incomparables. Tout au plus pourrions-nous dire que l’une est le pâle reflet de l’autre. Mais qui pourrait se contenter d’un reflet pour vivre ?

La notion de Royaume ou de Règne de Dieu n’est pas très aisée à définir. On pourrait le faire en se souvenant du début du Notre Père et en disant que le Royaume de Dieu se réalise chaque fois que le nom de Dieu est sanctifié (c’est-à-dire reconnu pour ce qu’il est, honoré) et chaque fois que sa volonté est faite. Cette définition permet de comprendre que ce Royaume est déjà présent et encore à venir. Cette définition permet aussi de comprendre qu’aucune société sur la terre ne réalisera jamais cet objectif.

L’apôtre Paul le dit ainsi : Le Royaume de Dieu, ce n’est pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie par le Saint-Esprit (Ro 14.17). La mention du Saint-Esprit démontre qu’il ne s’agit pas là d’une dimension morale seulement. En d’autres termes, la grâce commune permet de vivre une certaine justice, une certaine paix et une certaine joie, mais ce ne sont pas celles qui attestent la réalité du Royaume de Dieu.

 

4. L’Evangile, universel et particulier

Le mot tous désigne parfois l’ensemble des hommes, avons-nous dit. Cependant, souvent dans la Bible, il désigne les membres du peuple de Dieu : tous, mais eux seuls ! La parabole de la brebis perdue (Lc 15.3ss) le dit bien. L’image de l’Eglise comme un corps le montre aussi : Si tous était un seul membre, où serait le corps ? (1 Co 12.19). Les deux sens du mot tous sont présents d’une manière saisissante un peu plus loin : De même que tous meurent en Adam, tous revivront en Christ : Christ comme prémices, puis ceux qui appartiennent à Christ lors de son avènement (1 Co 15.22-23). Le premier tous s’applique à tous les hommes, le second aux croyants seulement, à ceux qui appartiennent à Christ. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

Cette affirmation de Paul est déjà présente au chapitre 5 de sa lettre aux Romains : il y a deux humanités, dit-il : une en Adam et une en Christ. La grâce générale concerne les deux humanités ; la grâce rédemptrice concerne la seconde seulement. On ne peut pas les séparer entièrement ; on ne peut pas les confondre non plus. Les promesses ne sont pas les mêmes. La perspective finale non plus ! Il s’agit de deux alliances qui ne sont pas de la même nature. Appliquer à l’ensemble des hommes ce que la Parole de Dieu attribue à ceux qui appartiennent à Christ semble généreux, mais cela ne constitue pas un témoignage fidèle au message biblique.

 

5. Le message chrétien

Cette dimension particulière de l’Evangile est difficile à annoncer. Sans doute cela a-t-il toujours été le cas, mais notre époque semble collectionner les obstacles. Le Siècle des Lumières a placé la raison au-dessus de la Révélation et a introduit une vision matérialiste du monde ; la Révolution française a fait de l’Homme la référence ultime dans un état d’esprit revanchard ; le Marxisme a fait de l’injustice économique et sociale la racine de tous les maux ; aujourd’hui, l’individualisme, le consumérisme, l’égalitarisme deviennent de plus en plus conquérants pendant que les références chrétiennes disparaissent de pans entiers de la société.

La focalisation de notre époque sur le présent, sur l’immédiat, fait perdre de vue les enjeux du salut biblique au point d’en faire une réalité surannée, jusque dans les Eglises parfois. La notion d’espérance achève de s’étioler. Le fameux Mangeons et buvons car demain nous mourrons (1 Co 15.32) tend à résumer la philosophie de vie d’un grand nombre de nos concitoyens.

Les Eglises, quand elles n’y prennent pas garde, sont imprégnées par cette pensée ambiante. Pour mieux communiquer, disent-elles parfois. Mais que veulent-elles communiquer, au fait ? Plusieurs dérives peuvent être constatées aisément. Entre autres, on peut mentionner la théologie de la prospérité d’un côté, l’Evangile social d’un autre. Dans les deux cas l’Evangile est sollicité, mais c’est un évangile horizontal, un évangile de bien-être ou un évangile humanitaire, pour ne pas dire humaniste. Dans les deux cas des références étrangères au message biblique imposent leur motivation à la compréhension des textes, sans rigueur exégétique . Dans les deux cas, il y a confusion entre la grâce commune et la grâce rédemptrice : le salut est réduit à sa dimension terrestre, temporelle, immédiate. Est-ce encore l’Evangile biblique ?

 

 

 

 

Ces ressources pourraient vous intéresser :

 

Abonnez-vous au Bon Combat

Recevez tous nos nouveaux articles directement sur votre boîte mail ! Garanti sans spam.

Charles Nicolas est pasteur des Églises réformées évangéliques. Il est actuellement aumônier hospitalier à Alès (Gard) et enseignant itinérant. Il écrit habituellement sur son site, "Le blog de Charles Nicolas" ainsi que sur Evangile 21