Les généalogies de Genèse 5 et 11 offrent-elles une chronologie fiable ?

Dans la dernière édition du Journal of the Evangelical Theological Society (n°61, mars 2018), les lecteurs peuvent retrouver une discussion assez ahurissante entre Jeremy Sexton, pasteur à Springfield (Missouri, USA), et Andrew E. Steinmann, professeur d’hébreu à l’université Concordia de Chicago (USA). Cette discussion est ahurissante en raison du ton et de l’atmosphère de l’échange, à mon sens complètement décalés par rapport à l’enjeu! La question, en effet, est de savoir si les généalogies de Genèse 5 et 11 contiennent ou non des « trous », ou peut-être devrions-nous parler de « sauts de génération »…

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Si un tel sujet ne mérite pas tant de passion, il n’en reste pas moins qu’il mérite notre attention. Prenons quelques instants pour nous y pencher.

 

L’origine du débat

Selon l’opinion traditionnelle, ces deux listes de généalogies ont pour fonction de communiquer une chronologie littérale s’étendant d’Adam à Abraham. Avant le 19ème siècle, d’après Sexton, cette lecture n’avait jamais réellement été contestée. L’accès à d’autres données chronologiques comparatives, issues de cosmogonies du Proche Orient ancien, a certainement joué un rôle dans cette mise en question. Mais c’est surtout sous la pression des nouveaux modèles scientifiques que les spécialistes de la Bible commencèrent à douter des modèles traditionnels.

Ainsi, dès 1873, Gardiner propose l’existence de « trous » au sein même de chaque génération. Cette théorie, tombée depuis dans l’oubli, n’ajoute tout au plus que 8000 ans à la position traditionnelle. En 1890, Green suggère que ce sont des générations complètes qui ont été omises de ces listes, de sorte que ces « sauts de génération » impliquent également des « sauts chronologiques », autorisant ainsi une datation bien plus longue du monde créé.

Cette dernière position est désormais la vue dominante parmi les spécialistes évangéliques.

 

L’influente proposition de Green

Dans son article de 1890, « Primeval Chronology », Green remarque que d’autres généalogies de l’Ancien Testament omettent sciemment des séquences entières de générations (cf. Esdras 7.3 ; Mt 1.8 ; 1 Chr 3.11-12 ; etc.). En deuxième lieu, il questionne la paternité directe au sein même de chaque clause. Par exemple, dans l’affirmation « Enosch, âgé de quatre-vingt-dix ans, engendra Kénan » (Gn 5.9), il estime impossible de savoir si Kénan était un descendant direct ou éloigné. ll démontre enfin que la forme spécifique du verbe traduit par « engendrer », wayyoled, peut prendre un descendant éloigné comme objet dans les « formules chronogénéalogiques » (il cite notamment Dt 4.25 et 2 R 20.18).

Seul problème, l’approche de Green paraît impossible à défendre sur une base sémantique. Par exemple, dans la formule « Enosch, âgé de quatre-vingt-dix ans, engendra Kénan« , la mention de l’âge d’Enosch fournit une indication temporelle de la date de naissance de Kénan. Green, très au fait de ce problème, suggère que les formules chronogénéalogiques peuvent signifier qu’un patriarche (A) a engendré l’ancêtre de celui qui deviendra le patriarache (B). Cet ancêtre serait alors implicite et non nommé. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Gn 5.9, la formule se lirait alors « Enosch (A), âgé de quatre-vingt-dix ans, engendra [le fils duquel est issu] Kénan (B) ».

C’est bien ce dernier argument qui constitue la cheville ouvrière de la proposition de Green. Et c’est justement sur celui-ci que s’écharpent Sexton et Steinmann, nos deux théologiens modernes.

 

Le débat moderne

Pour Sexton, l’argument de Green ne tient pas, ne serait-ce qu’en raison de l’absence de donnée textuelle allant dans son sens. Il estime également qu’il n’existe aucun autre exemple d’une date de naissance d’un ancêtre non nommé, dans les Ecritures. Selon lui, les généalogies ont toujours eu pour but de fournir une chronologie exhaustive à l’histoire primordiale (Gn 1-11). Il invoque l’histoire de l’interprétation, qui va indubitablement dans son sens, et montre la prédominance de la pensée scientiste durant la période où Green —alors professeur à Princeton—a abandonné l’approche traditionnelle.

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Pour Steinmann, l’argument historique ne tient pas. « Nous ne pouvons pas savoir », écrit-il, « si les interprètes pré-critiques auraient réexaminé leur approche herméneutique à la lumière de notre connaissance étendue des données chronologiques ». Mais le coeur de son argument est avant tout grammatical : puisque la forme très spécifique de wayyoled dénote une causalité, celle-ci implique forcément deux notions verbales, à savoir une action déclenchante et un résultat (soit une autre action, soit un état). Le simple fait que cette forme soit utilisée dans les listes généalogiques de Gn 5 et 11 indique que le patriarche (A) n’est probablement pas le géniteur direct du patriarche (B). Comme Green, il note qu’une construction semblable est appliquée à Ezéchias en 2 R 20.18/Es 39.10, et qu’elle ne peut pas se référer à un engendrement direct. Dès lors, wayyoled ne doit pas être traduit par « engendrer » mais par « causer l’action amenant quelqu’un à engendrer ».

Reprenons notre exemple de Gn 5.9. Pour Steinmann, la clause « Enosch, âgé de quatre-vingt-dix ans, engendra Kénan » doit plutôt être comprise ainsi : « Enosch, âgé de quatre-vingt-dix ans, causa l’action amenant [quelqu’un] à engendrer Kénan« . La formule sonne étrangement en français, mais elle est typique des constructions hébraïques au hiphil (exemple : en Mal 2:8, « être une occasion de chute pour plusieurs » signifie littéralement « causer l’action amenant plusieurs à chuter »).

Les échanges entre nos deux théologiens se cristallisent ici, chacun défendant sa propre vision de la causalité. Sexton nie que wayyoled implique deux notions verbales et estime Steinmann ne propose aucune solution quant à « l’ancêtre implicite », ce fameux « quelqu’un » qui ne serait pas nommé. Steinmann, de son côté, est plus mesuré. Selon lui, ces clauses chronogénéalogiques indiquent simplement qu’à un moment défini, le patriarche (A) a déclenché l’action résultant plus tard dans la naissance du patriarche (B). Cependant, aucune information n’est donnée quant au moment précis de ce résultat. Il se peut que l’engendrement soit direct, mais il peut aussi y avoir deux, cinq, dix, voire davantage de générations interposées. Pour Steinmann, des sauts de génération sont donc possibles, mais ils ne peuvent ni être prouvés, ni être quantifiés. La conclusion logique est que ces listes de généalogies ne peuvent pas réellement servir à établir une chronologie. Leur fonction est nécessairement autre.

 

Comment se positionner ?

Face à ces données, devons-nous (pouvons-nous) nous positionner ? Voici mon avis :

  • Vous connaissez sans doute ma sympathie quant à l’usage de l’histoire de l’interprétation (voir ici). Néanmoins celle-ci ne doit pas nous dissuader de prendre en compte les donnée comparatives, ici les données généalogiques des cosmogonies du Proche Orient ancien. Sans tomber dans le scepticisme de Steinmann quant à l’interprétation pré-critique, j’estime qu’il a raison de dénoncer les tendances obscurantistes de certains évangéliques, de Sexton en particulier.

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  • De mon point de vue, les vifs débats sur la notion causalité –que j’ai choisi de ne pas reproduire– tournent à l’avantage de Steinmann. Bien que la forme de 2 R 20.18/Es 39.10 ne soit pas strictement la même, elle fournit un exemple probant de décalage entre action déclenchante et résultat. Mais un problème demeure : dans le cas d’Ezéchias et de ses descendants indirects, la temporalité du résultat est suggérée ; en effet, ceux-ci seront eunuques dans le palais du roi de Babylone (2 R 20.18) alors qu’Ezéchias semble avoir reçu l’assurance que ces évènements ne se produiront pas durant sa vie (cf. 2 R 20.19). Ainsi, l’action déclenchante n’est pas datée, mais le résultat l’est. Or, dans les listes chronogénéalogiques, c’est l’inverse : l’âge du patriarche (A) fournit la date de l’action déclenchante, et rien n’est dit quant à la date du résultat, c’est à dire la naissance du patriarche (B).
  • Enfin, même si nos deux spécialistes n’en discutent qu’en passant, j’estime que le but de ces généalogies reste le sujet de fond. Or, Steinmann est contraint de reconnaître que celui-ci est difficilement accessible aux lecteurs modernes et que la raison d’être de ces généalogies a probablement été « perdue au fil du temps ». La force de l’approche traditionnelle, c’est la cohérence de ces listes généalogiques avec les sections narratives qu’elles encadrent.
  • Enfin, Steinmann n’apporte rien de nouveau quant à l’identité textuelle de « l’ancêtre implicite ». Il est obligé de spéculer sur son existence, mais se révèle incapable de la démontrer.

 

En conclusion, donc, j’estime qu’il est grammaticalement possible que des générations soient omises dans les listes de Gn 5 et 11 ; cependant cette éventualité demeure peu probable. Comme je l’indiquais dans la série de podcast 1PVR avec Florent Varak, il me semble impossible que l’audience canonique de Gn 1-11 ait lu ces récits et ces chronologies autrement que comme de l’histoire.

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Je suis prêt à accorder un doute raisonnable à la thèse des sauts de génération, mais je maintiens qu’elle comporte trop de zones d’ombres pour être embrassée sans réserve.

 

 

 

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Guillaume Bourin est co-fondateur du blog Le Bon Combat et directeur des formations #Transmettre. Docteur en théologie (Ph.D., University of Aberdeen, 2021), il est l'auteur du livre Je répandrai sur vous une eau pure : perspectives bibliques sur la régénération baptismale (2018, Éditions Impact Academia) et a contribué à plusieurs ouvrages collectifs. Guillaume est marié à Elodie et est l'heureux papa de Jules et de Maël