La distinction entre Église visible et invisible est-elle utile ?

 

Dans un premier article,  nous avons fixé le cadre de la discussion qui nous accapare depuis maintenant quelques semaines. Notre deuxième article s’interroge sur l’évolution de la distinction entre Église visible et invisible dans l’histoire de l’Église. Le troisième examine si les Écritures rendent témoignage de la distinction entre Église visible et invisible. Voici donc maintenant le quatrième et dernier article de cette série qui s’interroge sur l’aspect pratique de cette distinction : est-elle réellement utile pour l’ecclésiologie et pour l’Église elle-même ?
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4- Evaluation critique et actuelle 

A présent que nous avons vu ce que sont l’Eglise invisible et l’église visible, quels en sont les fondements théologiques, historiques, et bibliques, il est maintenant temps de nous demander si le développement de cette doctrine a été utile pour l’étude de la doctrine de l’Eglise.

En ce qui concerne l’ecclésiologie, nous avons pu remarquer que la naissance et l’évolution de cette doctrine a suivi le contexte historique, social, culturel, politique et militaire de l’époque à laquelle les théologiens qui ont réfléchi à l’Eglise ont vécu. Il était important d’asseoir la légitimité et l’autorité de l’église en tant qu’institution au moment des persécutions des premiers siècles afin de ne pas voir disparaître le christianisme. Les chrétiens devaient survivre et se faire une place dans la société païenne de leur époque. Mais à trop vouloir institutionnaliser, on comprend que par la suite il a été nécessaire d’équilibrer les choses pour rappeler la dimension spirituelle et céleste de l’Eglise avant sa dimension terrestre. Et comme l’Histoire est un éternel mouvement de balancier qui passe constamment d’un extrême à un autre, nous pouvons comprendre qu’à certaines périodes l’église visible ait été mise en avant au détriment de l’Eglise invisible, et vice versa.

Cette doctrine a par conséquent été utile, car suivant les périodes, elle a permis à l’Eglise de pouvoir résister et affirmer toujours plus son identité. Elle a forcé les théologiens à affiner leur compréhension en ce qui concerne la nature même de l’Eglise : qui compose l’Eglise invisible et qui fait partie de l’église visible, comment cette dernière doit être dirigée, quelles sont les marques qui permettent de reconnaître une véritable église, quelles mesures de discipline doivent être mises en place, etc. ? Et par la suite, par ramification, elle a permis d’affiner la doctrine des sacrements qui servent à reconnaître une véritable église, elle a servi à réfléchir sur la manière de proclamer la Parole de Dieu, sur la façon dont les ministres du culte devaient être choisis et ordonnés, etc. Autrement dit, le développement de cette doctrine a permis de faire l’église telle qu’elle est aujourd’hui. Elle l’a protégée au fil des siècles des deux extrêmes que sont le cléricalisme et le mysticisme. Bien entendu, cela n’a pas empêché certaines dérivent, comme nous avons pu le voir au temps de Calvin, qui se battait sur les deux fronts à la fois, face aux catholiques immanentistes d’un côté et aux anabaptistes transcendantaux de l’autre. Mais malgré cela, cette doctrine a toujours préservé un noyau évangélique, un point de lumière quelque part dans le monde au travers d’églises locales qui forment ensemble l’Eglise universelle selon le cœur de Dieu.

 

Ce développement a donc été utile pour l’ecclésiologie[1]. En effet, il a déjà permis de pouvoir donner plusieurs perspectives sur l’unique Eglise de Dieu afin que nous puissions appréhender d’une manière plus claire et plus pleine la nature de l’Eglise. Ces réflexions, notamment celles de Jean Calvin, ont été intéressantes pour comprendre comment se faisait l’articulation entre ces deux perspectives qui, même si elles se recoupent à certains endroits, recouvrent également des réalités différentes. Par exemple, d’un point de vue philosophique, nous pourrions dire que l’Eglise invisible est une représentation métaphysique de l’Eglise, tandis que l’église visible est une représentation physique. Ces deux aspects de la réalité nous conduisent également à différents aspects de la vérité en ce qui concerne l’Eglise, et elles nous donnent des manières différentes de connaître cette dernière. Nous avons donc également un impact sur notre épistémologie, et par voie de conséquence sur notre éthique ecclésiale. En effet, si je suis conscient de la réalité de l’Eglise invisible, bien que je puisse la voir que par les yeux de la foi pour le moment, alors mon comportement dans l’église devrait être impacté, car je suis alors conscient que je participe à quelque chose de plus grand et d’éternel. Mes actes ici et maintenant ont également un impact dans l’éternité du ciel. Cela pourra aussi me permettre de mieux trouver ma place. Ce développement ecclésiologique est donc utile pour voir quel est le lien entre organisme et organisation.

De plus, du fait que l’Eglise visible soit en partie une représentation concrète de l’invisible, ce développement nous permet de renforcer et de lier la doctrine de l’incarnation à celle de l’Eglise, d’articuler le lien systématique entre christologie et ecclésiologie (entre autre). Mais il nous donne aussi une vue réaliste de l’église visible, sainte et pécheresse tout en même temps. Elle permet donc de résoudre quelques points de contradiction dans la vie du chrétien qui vit encore dans ce temps eschatologique de la tension du « déjà » et du « pas encore ». Mais cela encourage également à rechercher la pureté afin de toujours être plus conforme à l’image du Christ, ce qui est notre bien suprême (Rm 8.28-29). C’est donc la sanctification qui est stimulée.

Cependant, cette doctrine possède aussi certaines limites. Par exemple, Calvin ayant beaucoup insisté sur l’importance du rôle des ministères institués pour répondre aux anabaptistes, pourrait être accusé de prôner un retour au ministère de droit divin, une sorte de magistère protestant. De plus, mettre un accent assez fort sur l’église-institution pourrait laisser penser que l’église voudrait se réengager dans la politique et les affaires de l’Etat, voir lui prendre sa place comme aux grandes heures de la chrétienté. Cela pourrait également encourager un retour aux églises d’Etat et de multitude, ce qui amoindrirait également l’accent missiologique inspiré par William Carey. Une distinction trop poussée dans l’autre sens pourrait fragiliser l’institution ecclésiale soumise à l’obéissance de la Parole de Dieu qui lui reste extérieure. Nous pouvons donc voir que l’équilibre est fragile, comme souvent d’ailleurs dans toute réflexion théologique.

Mais ce qui me semble d’un point de vue personnel plus problématique, c’est le fait que cette doctrine peut amoindrir la force de la notion de Nouvelle Alliance instituée par le Christ, notamment dans l’enseignement de Calvin. En effet, pour lui, comme des chrétiens élus se tiennent aux côtés de non-chrétiens au sein de l’église visible, cela lui a fait dire que le fait d’être dans l’Alliance de Dieu et le fait d’être sauvé était deux choses différentes. Nous pouvons donc choisir d’entrer ou de sortir de la Nouvelle Alliance, bien que nous ne puissions pas sortir du Salut offert par grâce. Cela veut dire que quantitativement dans l’Alliance, le qualitatif n’est pas le même pour tous. Même si je reconnais qu’il y a des conditions à l’Alliance de Grâce comme la foi et la repentance, j’ai l’impression que le point de vue de Calvin porte un sérieux coup à la notion d’Alliance, mais plus problématique (car nous ne résoudrons pas ici la différence de compréhension de la théologie de l’Alliance), j’ai l’impression que cela pourrait entrainer une sorte d’élitisme au sein de l’église entre ceux qui se savent sauvés, et ceux qui ne font que fréquenter un lieu publique. Calvin appelait il est vrai à un jugement de charité, mais est-il suffisant pour éviter ce genre de situation ?

 

Je pense que malgré ces quelques dangers, cette doctrine devrait non seulement être maintenue, mais surtout réenseignée concrètement dans nos assemblées. En effet, bien peu de nos frères et sœurs ont entendu parler de cela. Leur rappeler la grandeur de l’Eglise invisible pourrait avoir un fort impact pastoral dans nos églises. Cela pourrait donner une grande assurance et une espérance à ceux qui trouvent le temps long et difficile. Leur rappeler la gloire qui est déjà la leur au sein de cette Eglise céleste et éternelle, leur place aux côtés d’Abraham et de David, pourrait être un puissant encouragement. Leur rappeler cette dimension transcendante de l’Eglise pourrait aussi redorer l’image de l’Eglise aux yeux de ceux que l’on appelle facilement des « chrétiens du dimanche » et qui ont une vue très étriquée de ce qu’est la réalité spirituelle.

De même, expliquer de nouveau plus clairement quelle est la nature de l’église visible permettrait de rendre à cette dernière sa notion d’église-mère qui malheureusement a souvent été perdue. Beaucoup voient l’église comme une partie de la société de consommation, en se privant de son influence maternelle, éducative, nourricière, et formatrice. Cela nous permettrait de mieux nous rendre compte de la chance que nous avons d’avoir des ministères institués, car ils sont indispensables à la médiation de l’Eglise. Ils sont des moyens choisis par Dieu, et exercent une vocation. Ils ne sont pas là que pour nous servir, mais avant tout pour servir Christ et être des modèles à imiter pour nous afin de nous conduire sur la voie de la maturité. Nous pourrions donc retrouver le chemin de l’obéissance et de l’humilité en nous soumettant volontairement à l’autorité de l’église (d’où l’importance d’un collège d’anciens appelé). En effet, beaucoup voient aujourd’hui l’église comme une démocratie, mais ils ont oublié qu’elle est avant tout une théocratie. Finalement, beaucoup ont oublié ce qu’est l’église. Il semble donc capital de revenir à cet enseignement.

 

D’un point de vue pratique, il semble important de commencer en rappelant que la distinction entre l’église et l’Etat doit être maintenue. Cette doctrine plaide donc en faveur de la laïcité, bien qu’elle ne ferme pas la porte à toute forme de dialogue entre ces deux institutions distinctes et qui ne travaillent pas dans la même sphère d’influence, bien au contraire. Ensuite, si notre vision de l’église devient à nos yeux plus grandiose, alors nous aurons peut-être plus envie de la servir. Cette doctrine est donc un encouragement pour les frères et sœurs à trouver quels sont leurs dons, à les développer, et à les mettre en pratique d’une manière concrète au service du corps du Christ. C’est aussi la communion fraternelle qui sera renforcée si nous réalisons que nous faisons tous partis du même corps mystique du Christ, unis par le même Esprit pour l’éternité.

L’enseignement, la formation devraient aussi être remis en avant afin de toujours plus apprendre à connaître cette Eglise pour laquelle le Christ est mort (Ac 20.28). Nous devrions être encouragés, au travers de petits groupes de croissance par exemple, à grandir en sainteté pour la rendre toujours plus pure, peut-être en retrouvant une pratique de la confession et de la repentance (Ep 5.25). Nous devrions redécouvrir quels sont les moyens de grâce (baptême, cène, prédication, prière, etc.) que Dieu a fourni à son église pour l’aider à grandir et à avancer. La prédication de la Parole devrait être renouvelée puissamment avec une annonce claire de l’Evangile maintenant que nous avons la pleine conviction que des non-chrétiens se trouvent également au sein de nos églises. Et bien que les ministères institués soient primordiaux, cette doctrine devrait également empêcher tout débordement en matière d’autorité d’une seule personne au sein de l’église. Nous pourrions peut-être aussi retrouver une discipline ecclésiale qui semble parfois perdue si nous désirons rester fidèles à la Parole de Dieu. Et justement, cette dernière devrait retrouver une place centrale, alors qu’aujourd’hui elle est parfois reléguée à un rang second derrière la louange et la recherche de choses créatives afin de rendre nos cultes plus contextuels.

 

Conclusion

A travers tout ce parcours, nous avons pu nous rendre compte que cette distinction devenue classique en théologie entre Eglise invisible et église visible était parfaitement légitime. Non seulement elle trouve ses racines dans la Parole même de Dieu, mais elle se justifie aussi pleinement d’un point de vue théologique. D’ailleurs, comme nous avons pu le voir au travers de notre survol historique, cette doctrine n’est pas quelque chose de nouveau, mais elle est dans la pensée des chrétiens depuis le temps des Pères. Nous sommes donc aujourd’hui héritiers et au bénéfice de toutes les réflexions de ceux qui nous ont précédés, et notre ecclésiologie actuelle est le résultat de ces pensées. Nous leurs sommes donc redevable.

Nous avons pu constater que l’Eglise était une réalité multiple qui pouvait s’appréhender aussi bien sur le quantitatif que sur le qualitatif, et que son rôle était important dans le sens qu’elle rend dès aujourd’hui présent et visible une partie du Royaume de Dieu. Elle est donc la manifestation de quelque chose qui la dépasse. Elle est également une réalité qui se vit aussi bien en paroles qu’en actes. Mais elle est une réalité eschatologique en tension dans laquelle nous devons encore apprendre à vivre.

De plus, nous avons également relevé que d’un point de vue théologique cette notion ecclésiologique était primordiale, car elle pouvait lier la christologie et la sotériologie à la doctrine de l’Eglise. Elle redonne également au Christ sa pleine place de médiateur et nous préserve des deux extrêmes d’une église qui serait ou bien trop immanente ou bien trop transcendante. Elle nous rappelle la dimension trinitaire de l’Eglise par le fait que le Fils est mort pour elle, conformément à la volonté du Père, et que l’Esprit aujourd’hui nous fait entrer en elle et la maintient unit jusqu’à la fin.

Mais malgré cela, le lien qui unit ces deux dimensions de la seule Eglise du Christ reste pour nous encore un mystère. Notre travail de recherche n’est donc pas terminé. De plus, face à la montée du libéralisme, nous pourrions nous demander en quoi cette doctrine pourrait constituer une réponse ?

 

 

Notes et références :

[1] JOHNER Michel, Ibid.

 

 

 

 

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Renaud Genevois est pasteur à l’Église Perspectives de Colmar. Avant cela, il a été enseignant dans des écoles chrétiennes durant plusieurs années. Il a étudié à l’Institut Biblique de Genève et à l’Institut Supérieur Protestant à Guebwiller. Il prépare actuellement un master de théologie à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Renaud est allé plusieurs fois en Afrique enseigner dans un institut biblique et former des enseignants chrétiens. Il écrit régulièrement pour le Bon Combat.