Non ! Matthieu ne tord pas le sens d’Osée 11

Article de Cédric Eugène, spécialiste du Nouveau Testament, enseignant à la Faculté Libre de Théologie Evangélique (Vaux-sur-Seine), et pasteur des AEEI.

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Le recours à Os 11.1 en Mt 2.15 est notoirement débattu, car l’exégète rencontre trois difficultés dans la façon dont Matthieu utilise ce verset. Premièrement, la citation a lieu alors que Jésus est amené par Joseph en Égypte et pas hors d’Égypte. Deuxièmement, Os 11.1 est une réflexion sur le passé d’Israël, pas une prophétie. Or, Matthieu parle d’accomplissement dans la vie de Jésus. Enfin troisièmement, Matthieu applique à un individu ce qu’Osée applique au peuple. Alors, Matthieu tord-il le sens des Écritures ? Loin de là !

 

 

La citation d’Os 11.1 est « stratégiquement » placée

On peut montrer que Matthieu a placé la citation de façon cohérente avec l’ensemble de sa stratégie dans les trois épisodes de Mt 2.13-23 (Fuite en Égypte, v. 13-15 ; meurtre des enfants bethléémites, v. 16-18 ; retour en terre d’Israël, 19‑23).

Remarquons d’abord que dans chaque épisode il y a un rappel du récit de l’Exode d’Égypte. Dans le premier, on trouve la citation d’Os 11.1 : « J’ai appelé mon fils hors d’Égypte ». Mais il y a peut-être aussi une allusion au fait que l’exode ait eu lieu de nuit (Ex 12). C’est de nuit que Joseph fuit avec l’enfant et sa mère (Mt 2.14). On pourrait dire que Joseph a eu un songe durant la nuit, qu’il s’est alors réveillé et qu’il est aussitôt parti ; ou encore que la nuit est le meilleur moment pour fuir Hérode. Mais on pourrait aussi bien le supposer pour les mages, or il n’est pas précisé qu’ils partent de nuit (Mt 2.12). Et si Matthieu avait seulement voulu souligner que Joseph a immédiatement obéi, il aurait pu utiliser le mot « aussitôt », fréquent dans l’évangile. Dans le deuxième épisode, le meurtre des enfants bethléémites rappelle celui des enfants d’Israël par Pharaon en Ex 1.8-22. Enfin, dans le troisième épisode, on trouve une allusion à Ex 4.19 – « Marche, va en Égypte, car ils sont morts, tous ceux qui cherchaient ta vie ». Après avoir dû fuir l’Égypte, Moïse peut y retourner pour le salut de son peuple. Dans Matthieu, un ange dit à Joseph : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et va en terre d’Israël, car ils sont morts, ceux qui cherchaient la vie de l’enfant. »

On le comprend, les événements passés de l’histoire d’Israël se répètent ; et dans les deux cas, les raisons théologiques aussi : celui qui doit apporter la délivrance au peuple est protégé pour ensuite délivrer tout le peuple. Mais dans Matthieu il y a un renversement : ce qui est à fuir n’est plus l’Égypte sous Pharaon, mais la terre d’Israël sous Hérode. Par la typologie, Matthieu montre qu’Israël sous Hérode est une nouvelle Égypte, métaphorique. On comprend maintenant pourquoi la citation d’Osée est au bon endroit : c’est en fuyant l’Égypte métaphorique – Israël – que l’Écriture est accomplie. Mais Jésus doit ensuite revenir, car c’est Lui qui sauvera son peuple (Mt 1.21). La citation de Jr 31.15 en Mt 2.18 permet, elle aussi, de souligner que les événements se répètent. Après l’oppression en Égypte, puis celle en Assyrie dont Os 11.1‑11 parle, puis encore celle en Babylonie à laquelle Jr 31 fait allusion, c’est en Terre d’Israël que l’oppression fait rage. Rachel, c’est-à-dire la nation d’Israël, pleure la perte de ses enfants. Dans Jérémie c’était à cause de la déportation ; dans Matthieu, c’est parce qu’ils ont été assassinés.

 

 

Davantage que de simples réflexions sur le passé

Le recours à Os 11.1 et Jr 31.15 permet non seulement de montrer que la terre d’Israël est devenue une terre d’oppression, mais encore d’annoncer un salut imminent. Il faut considérer tout Os 11 et tout Jr 31 ; le contexte littéraire importe. Le point culminant d’Os 11 c’est la promesse d’un Nouvel Exode. Parce que Dieu a appelé son fils hors d’Égypte, même si sa désobéissance aboutit à l’exil en Assyrie, Dieu l’en fera sortir (v. 11). Cette promesse se fonde sur la déclaration immuable de Dieu dès l’Exode d’Égypte : « J’ai appelé mon fils hors d’Égypte » (v. 1). Chez Osée, l’Égypte est le paradigme de l’oppression. C’est pourquoi Assyrie et Égypte sont plusieurs fois mentionnées en parallèle, comme en 7.11, 9.3 ou 11.5, 11.

Il faut dire quelques mots sur Os 11.5 où il y a une difficulté au niveau de la traduction. Certains commentateurs traduisent « ils ne retourneront pas en Égypte, mais le Roi d’Assyrie sera leur roi ». D’autres traduisent : « Assurément, ils retourneront en Égypte ; leur roi sera le roi d’Assyrie ». C’est le mot hébreu « לֹא » qui fait débat, selon qu’il s’agisse de la négation ou de l’abréviation d’un mot qui se traduit « assurément ». Cependant, dans le livre d’Osée, le prophète dit à plusieurs reprises que le peuple retournera en Égypte (par exemple, 8.13 et 9.3). La traduction « ils ne retourneront pas en Égypte » est donc étonnante, bien qu’elle soit la plus courante dans les traductions françaises. Il faudrait préférer la seconde option et comprendre « Égypte » comme circonlocution pour désigner l’oppression assyrienne. En fait, même en gardant la première traduction on arrive à cette conclusion. Comme Osée a plusieurs fois annoncé que le peuple retournera en Égypte, quand il dit au chapitre 11 « ils ne retourneront pas en Égypte, mais le roi d’Assyrie sera leur roi » on peut y voir une clarification : ce n’est pas en Égypte littérale qu’ils retourneront. Osée semble jouer sur le potentiel métaphorique du nom « Égypte » ; Matthieu aussi !

Quant à Jr 31, il montre que les larmes de Rachel sont aussitôt remplacées par une promesse de restauration (31.15-17) et d’une Nouvelle Alliance (31.31-40). La citation de ces deux prophètes a pour effet rhétorique, dans Matthieu, de faire percevoir qu’un Nouvel Exode est imminent, le salut est proche !

 

 

Le peuple est « fils », les membres du peuple sont « fils »

Maintenant il reste à se demander s’il est légitime que Matthieu applique Osée 11.1 – où le terme « fils » désigne le peuple d’Israël – à un individu, en l’occurrence Jésus. Il nous faut partir du livre d’Osée. En Os 2.1-2, les Israélites, appelés « fils du Dieu vivant », reviennent d’un futur exil, conduits par un « chef unique ». On peut déjà dire que si Os 11 applique le terme « fils » de façon collective au peuple, Os 2.1 l’applique aux individus qui forment ce peuple. Et le « chef unique » fait lui-même partie des « fils du Dieu vivant ». En Os 3.5, le prophète revient sur cet exode et mentionne un roi davidique qu’on assimile généralement au chef d’Os 2.2. On peut noter que l’expression « fils du Dieu vivant » dans Os 2.1 a son parallèle le plus proche dans toute la Bible avec Mt 16.16, où Pierre déclare que Jésus est « le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Ceci pourrait bien être une allusion à Os 2.1. Retenons, en tous les cas, que « fils » désigne à la fois le peuple qui vivra le futur exode et les individus qui formeront ce peuple.

Et Matthieu dans tout ça ? Là encore, il fait ce qu’Osée lui-même fait. Matthieu joue probablement sur le potentiel corporatif du terme « fils » quand il cite Osée 11.1. Comme en Mt 2 seul Jésus échappe à la violence meurtrière d’Hérode, on a tendance à restreindre l’application à Jésus. Il est vrai que dans les quatre premiers chapitres de son évangile, Matthieu montre que, d’une façon unique, Jésus est le Fils de Dieu (1.16, 18, 20 ; 2.15 ; 3.17 ; 4.3, 6). Mais dès le chapitre 5, il commence à appliquer l’idée aux disciples. Ils ne sont pas « fils » par leur condition, contrairement à Jésus, mais doivent le devenir par une vie transformée (5.9, 45‑48 ; 13.37, 43). En utilisant l’idée de « fils de Dieu » dans son évangile, Matthieu a non seulement le fils unique en tête, mais également les autres membres du peuple eschatologique de Dieu.

Revenons‑en à Mt 2.15. La citation est appliquée à Jésus, mais elle déborde ce qui se joue en Mt 2. En effet, Jésus échappe à la colère d’Hérode, mais il revient ensuite en terre d’Israël. Or, l’oppression n’a pas disparu. En quittant temporairement l’Égypte métaphorique – Israël – pour trouver refuge dans l’Égypte littérale (quelle ironie !), Jésus a vécu comme « les prémices » de ce que tous les « fils » doivent vivre. Mais le « chef unique » est revenu afin que tous les « fils » soient sauvés. C’est lui, Jésus, qui doit mener le Nouvel Exode et c’est précisément ce que Mt 3 nous montre. La déclaration immuable de Dieu s’accomplira de façon dernière et définitive. Alors le « fils », c’est-à-dire le peuple eschatologique de Dieu, sera libéré ! Car Dieu l’a dit « J’ai appelé mon fils hors d’Égypte ! »

 

 

 

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