Jean Ansaldi sur la Fécondation In Vitro

Le sujet de la PMA est très actuel. Si les évangéliques sont particulièrement en alerte à ce sujet, il n’a pourtant rien de nouveau. En effet, il y a longtemps déjà, Jean Ansaldi a écrit un article paru dans la revue ETR : 64ème année, 1989/1, et intitulé « Anthropologie et fécondation in vitro : une éthique sous la croix ». Il était un théologien libéral, pasteur de l’Église réformée de France, et il était intéressé par la psychanalyse qu’il a enseignée à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier pendant de nombreuses années. Il est également l’auteur de nombreux ouvrages, et est décédé en 2010.

Le sujet de son article est la fécondation in vitro. Jean Ansaldi tente d’y établir une bioéthique protestante, et il base sa réflexion sur une théologie centrée sur la croix – tout en excluant la doctrine de la création. Sa problématique est donc de savoir quelle devrait être la position éthique du chrétien face à cette méthode artificielle de fécondation. Nous allons 1) faire ressortir les arguments forts qu’Ansaldi développe. Ensuite, nous allons 2) faire la critique de certains de ces arguments avant de donner 3) une évaluation biblique de ce sujet ainsi 4) qu’une évaluation théologique.

 

I. Arguments forts

 

La première chose que Jean Ansaldi relève est le fait que le chrétien, quelle que soit sa dénomination, est bousculé par le développement rapide des technologies. Les techniques et les sciences évoluent autour de nous à une telle vitesse que nous avons tout juste le temps de définir notre position sur un sujet particulier. Cela est à peine fait que déjà la question est dépassée. De plus, de nouvelles questions surgissent régulièrement. Des questions auxquelles ceux qui nous ont précédés n’ont jamais été confrontés. C’est par conséquent à nous de devoir donner de nouvelles réponses.

Pourtant, là où la réflexion de Jean Ansaldi est peut-être la plus pertinente pour un chrétien qui serait plus « conservateur » que lui, c’est l’accent très fort qu’il met sur la foi comme base et fondement de toute chose, même de l’humanité. Pour lui, la foi est primordiale et est la pierre angulaire de toute sa pensée éthique. Pour une réflexion qui se veut centrée sur la croix, cela semble être tout à fait juste de commencer par ce point.

La construction éthique qu’il donne dans la partie introductive de son article est très intéressante. Pour Ansaldi, le bioéthicien chrétien doit 1) comprendre l’épistémologie actuelle, 2) recentrer sur « l’homme dans la foi », et 3) définir des valeurs d’une part pour le chrétien et d’autre part pour le non-chrétien. Ces points sont intéressants car ils tentent de comprendre et de rejoindre notre culture actuelle afin que les chrétiens se fassent par les non-chrétiens. Cette démarche a donc un caractère apologétique pertinent. Ansaldi rajoute que la théologie est une science à part entière, aussi importante que la physique ou que la génétique. Ce qui implique que les réponses données par la théologie doivent être prises avec autant d’importance et de sérieux que celles données par les sciences empiriques. Les arguments de la théologie sont parfaitement légitimes et doivent être entendus.

Cela est d’autant plus important que pour lui l’homme se définit avant tout par sa position devant Dieu. Cette définition de l’humanité est intéressante car elle implique un choix volontaire et responsable de l’homme. Ce dernier doit se positionner face à Dieu. Soit il se tient devant Dieu, soit il se tient devant une idole. Cette réflexion est parfaitement juste bibliquement. Elle rejoint ici d’une certaine manière la pensée de Cornelius Van Til en ce qui concerne l’antithèse « de principe »[1]. Soit nous appartenons à Dieu soit nous lui sommes opposés. Il n’y a pas de compromis possible.

Jean Ansaldi met aussi un fort accent sur la notion d’identité en la définissant comme relationnelle, gratuite, et libre. Là aussi, cette réflexion semble bibliquement correcte dans le sens que notre conversion implique ensuite une relation personnelle avec celui qui a fait de nous des « enfants de Dieu ». Ansaldi voit juste également en écrivant que cette grâce de l’adoption, de la régénération, et du salut est totalement gratuite, et qu’elle nous libère de l’emprise du péché et de la Loi. C’est comme cela qu’il décrit la nouvelle identité du chrétien devant Dieu.

Ce cheminement le conduit à une théologie de l’adoption assez forte, et cela est intéressant pour deux raisons. Déjà parce qu’il semble que beaucoup de chrétiens ne comprennent pas vraiment ce qu’est la doctrine de l’adoption et ce qu’elle implique pour le pécheur racheté par Dieu. L’adoption élève le chrétien au-dessus du reste de la création. Non pas d’un point de vue ontologique mais du point de vue du statut. L’adoption montre tout l’amour et l’intérêt que Dieu nous porte personnellement, mais aussi collectivement en tant qu’Église. C’est en effet pour son Église qu’il est venu en tant qu’homme mourir sur la croix (Ac 20.28). Ensuite, parce que l’adoption nous rappelle qu’en tant qu’enfants de Dieu, nous sommes héritiers du Royaume et que nous régnons « déjà » aux côtés de Dieu pour l’éternité – même si nous ne le voyons « pas encore » par la vue (2Co 5.7). D’où l’importance de la foi en attendant le retour du Christ. La pensée d’Ansaldi comporte ainsi une dimension eschatologique très importante car elle est porteuse de l’assurance, de la persévérance, et de l’espérance du chrétien. Il en découle une application pratique et pastorale assez forte.

Pour terminer avec les arguments forts de cet article, nous pouvons finir avec le souci que Jean Ansaldi a de l’enfant lui-même. Pour lui, l’enfant ne doit pas devenir enfant-objet. C’est la protection de l’enfant qui occupe sa pensée ici. L’enfant ne doit pas devenir l’objet d’un acharnement malsain de la part de parents qui voudraient outrepasser leurs limites comme pour se prouver quelque chose àeux-mêmes. Il ne doit pas devenir l’objet de l’existence ou de l’identité de ses parents. Il ne doit pas devenir l’objet d’une relation étouffante qui serait tout sauf libre. Ansaldi privilégie dans ces cas l’adoption d’un enfant qui existe déjà et qui a besoin de parents.

 

II. Arguments critiquables

 

Malgré tous ces arguments forts, nous pouvons aussi relever de nombreux arguments qui semblent critiquables d’un point de vue évangélique. Et même parmi les arguments forts nous pouvons relever certains problèmes lorsque que nous poussons sa réflexion plus loin.

Ce qui semble premièrement le plus problématique est son rejet plutôt strict de la doctrine de la création dans sa réflexion éthique. Pourtant, cette doctrine est une des premières choses que nous découvrons en ouvrant notre Bible. Elle est comme une clé de lecture qui nous permet de comprendre et d’interpréter tout le reste de la révélation progressive. C’est cette doctrine qui donne le cadre de la réalité dans laquelle nous vivons. De plus, la doctrine de la création affirme quelque chose de capital : Dieu a créé toute chose, nous vivons tous sous son règne, et tous les hommes ont été créés « à son image ». Cela me semble capital pour tenter de donner une définition biblique de l’homme. Ayant affirmé cela, nous pouvons affirmer que le fait de ne pas vouloir ajouter une perspective créationnelle à sa réflexion éthique pousse Jean Ansaldi à donner une définition plutôt restrictive de l’humanité. En effet, ce sont tous les hommes qui ont été créés par Dieu. Exclure la doctrine de la création de sa réflexion le pousse à donner une définition très dualiste de ce qu’est l’humanité. Comme si le chrétien et le non-chrétien ne pouvaient pas du tout entrer en contact. Comme si finalement, par son absence de foi et son positionnement devant les idoles, le non-chrétien n’était pas un homme. De plus, toute son argumentation qui oppose Thomas d’Aquin et Martin Luther semble très exagérée, donnant presque l’impression que Thomas d’Aquin n’avait pas connaissance du péché, et que pour Martin Luther, il existait deux sortent d’êtres humains. Cela semble fort caricatural et probablement manque de nuances.

Cette sensation de dualisme semble aussi être présente dans l’opposition qu’il fait entre la science – théologie incluse – et la foi. Les deux semblant s’exclure mutuellement sans possibilité de dialogue ou de réconciliation. Presque comme si finalement la théologie et la foi étaient deux moyens de connaissance qui amèneraient à des réponses différentes. Mais cela semble aller contre des affirmations comme celle d’Augustin qui disait : « Je crois pour comprendre, et je comprends pour croire ». La science se nourrit de la foi, et inversement. Les deux se renforcent mutuellement, même si la foi est première.

Les réflexions d’Ansaldi le poussent à construire un modèle philosophique qui semble ne pas intégrer une vision biblique du monde. En effet, en ce qui concerne la métaphysique, nous pouvons lire dans son article que pour lui il n’y a pas de possibilité de connaître le réel. Au contraire, nous ne connaissons que des « représentations » de cette réalité. Cette idée semble imbibée de platonicisme. Nous voyons ici l’impact sur sa réflexion de son refus d’intégrer une dimension créationnelle. Il semble même confondre la doctrine de la création avec ce que nous appelons une théologie naturelle indépendante qui a commencé de se mettre en place suite à Thomas d’Aquin, comme l’explique notamment Francis Schaeffer[2]. Cette métaphysique faussée l’entraîne par conséquent dans une épistémologie elle aussi non-biblique. Chaque discipline scientifique étant pour lui totalement indépendante, chacune apporte une réponse qui n’a rien à voir avec celle des autres. Nous aboutissons donc à une multitude de perspectives. Mais là où Vern Poythress trouve une harmonie dans la multitude des perspectives (à l’image de l’unité dans la diversité de la Trinité)[3], Jean Ansaldi semble plutôt suivre la pensée postmoderne où chacun développe sa propre réalité de l’homme. Ce qui l’amène à un nouveau dualisme entre le savoir et le comprendre. Et cela aboutit logiquement à une éthique chrétienne qui est dans sa pensée relative et subjective, sa réflexion étant valable pour la théologie mais pas pour les autres sciences. Elle est valable pour le chrétien, mais à adapter pour le non-chrétien qui ne vit pas dans la même réalité. Ce relativisme moral était annoncé dès l’introduction de l’article par son refus de la doctrine créationnelle qui pour lui fournirait des arguments universels et des pseudo-savoirs. Cette erreur le conduit dans un total compromis avec le monde et déchire presque le chrétien.

Il en arrive pour finir à affirmer que l’éthique n’est qu’un service quelconque dans l’Église. L’éthique est utile pour que le chrétien afin qu’il puisse se faire comprendre dans sa société, mais la tâche principale de l’Église est l’évangélisation. Pourtant, réfléchir aux questions éthiques pour pouvoir annoncer l’Évangile et répondre aux interrogations de nos contemporains est un besoin nécessaire.

 

III. Évaluation biblique

 

En théologien, Jean Ansaldi tente quand même d’appuyer ses réflexions sur des données bibliques. Malheureusement, son aspect libéral ressort très fortement au travers même du vocabulaire qu’il utilise comme celui de la « démystification » de la filiation biologique, rappelant très fortement  Rudolf Bultmann. Son herméneutique semble également faussée et ne pas tenir compte ni du contexte des textes qu’il met en avant ni de l’ensemble des données bibliques telle que le préconise l’analogie de la foi et les disciplines de la théologie biblique et de la théologie systématique. Si nous suivons ses interprétations, notons que pour lui la filiation biologique est supprimée dans les cas d’Isaac, de Salomon, de Jean-Baptiste, et même dans celui de Jésus. Cependant, même s’il est vrai que la dimension biologique est relativisée dans la Bible, notamment dans le Nouveau Testament, jamais elle n’est effacée ou négligée. En effet, Isaac et Salomon ne sont jamais présentés comme étant uniquement les enfants « spirituels » d’Abraham et de David, mais ils sont présentés également comme leurs enfants « biologiques ». Ils sont « les fils de … ». De plus, leur héritage leur provient bien de leur relation parent-enfant. Le lien biologique fort de Jean-Baptiste avec sa mère se retrouve par exemple quand il est dit que « son enfant remua brusquement en elle » (Lc 1.41). De plus, quelle serait l’utilité des nombreuses généalogies que nous retrouvons dans l’Écriture si le lien biologique n’avait pas d’intérêt pour elle ? C’est bien parce que Dieu s’intéresse à la filiation naturelle que Matthieu et Luc nous rapportent chacun une généalogie de Jésus. Ce dernier n’est pas considéré comme « fils » uniquement spirituellement, mais il l’est aussi d’un point de vue humain. D’où l’importance capitale du rôle de Joseph dans l’adoption de Jésus. C’est en effet grâce à Joseph que Jésus devient légitimement et légalement « fils de David ». Nous pouvons aussi relever le soin que Jésus prend de confier sa mère au disciple bien-aimé avant de mourir sur la croix (Jn 19.26-27). Un dernier passage très fort qui montre le lien profond qui pouvait y avoir entre Jésus et Marie est la présentation de celui-ci au Temple et la prophétie de Siméon à son sujet qui affirme qu’une épée transpercera l’âme de Marie (Lc 2.35), annonçant par-là la mort brutale du Christ sur la croix.

Nous pouvons aussi relever le fait que Dieu intervient plusieurs fois pour dépasser le cas de stérilité de certaines femmes comme Sarah, Rebecca, Rachel, Anne, la mère de Samson, ou encore Elizabeth. C’est bien dans leur corps physique que Dieu agit, montrant l’importance pour lui d’une conception biologique ainsi que du lien charnel parent-enfant. Et Dieu va même encore plus loin en dépassant carrément la virginité de Marie afin de venir s’incarner en elle alors qu’il aurait très bien pu accomplir son œuvre par le biais d’une théophanie comme il l’avait déjà fait (Gn 18, 32 ; Jg 13).

Un dernier argument consisterait à relever que l’adoption biblique si chère à Ansaldi est en réalité analogique. Cela signifie que l’on ne peut pas comparer strictement l’adoption-élection découlant des décrets éternels de Dieu avec l’adoption d’un enfant par un couple humain.

 

IV. Évaluation théologique

 

Dans une saine anthropologie biblique, nous ne pouvons pas évacuer la doctrine de la création qui explique que tout homme est créé « à l’image de Dieu ». La foi est nécessaire à notre salut, mais ce n’est pas elle qui fait de nous un être humain. Un non-chrétien est tout autant humain qu’un chrétien, car même si son « image » a été entachée par le péché, elle est toujours présente. Par la foi, le non-chrétien ne devient pas humain, mais son « image » est restaurée. Sa relation avec Dieu, son Père, est rétablie par la médiation du Christ. De plus, nous devons admettre l’existence des absolus qui se trouvent tous en Dieu. C’est sur la base de ces absolus que nous devons fonder notre éthique chrétienne, et pas sur la mouvance de la culture ambiante. Les commandements de Dieu sont valables pour toute l’humanité, chrétienne et non-chrétienne. Ils sont universels. Cela ne nous conduit pas à un légalisme pharisaïque, mais nous préserve plutôt d’une éthique relativiste et subjective.

De même, nous avons relevé les problèmes philosophiques exprimés dans cet article d’Ansaldi qui ne correspondent pas à une philosophie chrétienne. Une véritable philosophie chrétienne doit affirmer en effet que d’un point de vue métaphysique, nous vivons tous dans la même réalité qui est celle de Dieu. Qu’épistémologiquement, nous connaissons véritablement cette réalité même si nous ne la connaissons pas pleinement du fait de notre finitude. Et finalement, d’un point de vue éthique, que le compromis n’est pas possible. Nous ne sommes pas, comme le disait Bonhoeffer, à l’école de la grâce à bon marché.

Jean Ansaldi ne présente pas une vision biblique du monde globale mais une vision totalement éclatée, aussi bien dans sa dimension culturelle – avec le fait de devoir s’adapter continuellement et de dissocier totalement toutes les sciences – que dans sa dimension ecclésiale – avec son opposition presque complète entre évangélisation et éthique.

 

Conclusion

 

Pour conclure, nous pouvons dire que malgré de bons arguments tels que la mise en avant de la foi et le souci de l’enfant, la proposition de Jean Ansaldi présentée dans son article comporte de nombreux problèmes pour un chrétien « évangélique ». En effet, de par sa proposition d’une théologie dualiste et relative, Ansaldi finit par tomber dans le travers qu’il critiquait lui-même : à savoir un humanisme flagrant. De plus, sa position devient même dangereuse quand il affirme « qu’un chrétien doit opérer un glissement de ses valeurs avec un discours moyen, et que vivant dans un monde déchu, il ne peut pas vivre et agir autrement que dans le compromis ». Nous avons relevé des propositions intéressantes, comme le fait d’évaluer le coût (humain, social, financier) de la FIV et l’encouragement à l’adoption, mais cela ne suffit pas à convaincre. En réponse à sa problématique qui subordonne la bioéthique à une voie moyenne et à une tâche secondaire de l’Église, ne pourrions-nous pas plutôt envisager de faire de l’éthique une réelle question dans nos Églises de plus en plus inculturisées par une société en voie de déchristianisation ?

[1] VAN TIL Cornelius, Christian Apologetics, P&R Publishing, Phillipsburg, 2nd edition, 2003

[2] SCHAEFFER Francis, Escape from reason, Intervarsity Press, Londres, 1968

[3] POYTHRESS Vern.S, Knowing and the Trinity, P&R Publishing, Phillipsburg, 2018

 

 

 

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Renaud Genevois est pasteur à l’Église Perspectives de Colmar. Avant cela, il a été enseignant dans des écoles chrétiennes durant plusieurs années. Il a étudié à l’Institut Biblique de Genève et à l’Institut Supérieur Protestant à Guebwiller. Il prépare actuellement un master de théologie à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Renaud est allé plusieurs fois en Afrique enseigner dans un institut biblique et former des enseignants chrétiens. Il écrit régulièrement pour le Bon Combat.