La distinction entre Église visible et invisible dans l’histoire de l’Église

La semaine dernière, nous nous demandions si la distinction entre Église visible et invisible est viable, et surtout ce que nous entendons par ces appellations. Cette semaine nous regardons comment cette distinction s’est articulée dans l’histoire.

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2- Fondements théologiques et survol historique 

Cette section s’appuie sur les travaux de Greg Allison [1]

Les temps qui ont suivi l’Eglise Primitive ont vu, sous la pression des persécutions et la prise de puissance du christianisme qui a suivie, le développement d’une idée forte de l’Eglise en tant que mère des croyants. Il semblait important pour des Pères de l’Eglise comme Tertullien, Clément d’Alexandrie ou encore Cyprien de Carthage d’affermir le pouvoir et le statut de l’institution. L’accent a donc été mis surtout sur le côté visible de l’Eglise, bien que Tertullien et Irénée de Lyon parlaient également de l’Eglise comme de la communion des saints.

Suivant la fameuse phrase de Cyprien : « En dehors de l’Eglise il n’y a pas de Salut », cette dernière devient presque un moyen de Rédemption. Mais cet exclusivisme ecclésiastique sera remis en cause suite au saccage de Rome par les barbares en 410. Les chrétiens seront accusés du désastre parce qu’ils n’avaient pas voulu sacrifier aux dieux romains.

C’est à cette période qu’Augustin d’Hippone sortira son magnifique ouvrage apologétique « La Cité de Dieu » (413). Dans ce livre, Augustin parle de la cité terrestre où vit actuellement le chrétien, et de la cité céleste qui sera sa véritable patrie. Le concept d’Eglise invisible, appelée ici Eglise céleste, commence à émerger[2]. D’ailleurs pour lui, cette dernière intégrera même les anges. Calvin semblait aller dans le même sens [3]. Toutefois, cette idée semble peu fondée bibliquement. En effet, bien qu’il soit fait mention une seule fois des anges élus dans la Parole de Dieu (1Tm 5.21), le contexte, bien que parlant des rapports au sein de l’église visible, ne laisse pas entendre que les anges en font partie. De plus, dans l’idée d’Augustin, c’est de l’Eglise invisible que les anges sont rattachés. Or, si l’Eglise invisible forme l’ensemble de tous les rachetés de tous les temps, Christ ne s’est pas incarné pour sauver les anges, mais les hommes. Bien que son œuvre de restauration ait également une dimension cosmique (Rm 8.20-22) et inclut par conséquent les créatures célestes comme les anges, il semble difficile sur la base d’une seule occurrence peu claire d’inclure les anges dans l’Eglise.

Au contraire, l’Ecriture montre que les chrétiens jugerons même les anges au Jour du Jugement (1Co 6.2-3), que les hommes leurs sont supérieurs, étant les seuls créés à l’image de Dieu (Gn 1.26-28 ; He 2.5-11), et que les anges sont les serviteurs des héritiers du Salut (He 1.13-14). Dans l’idée d’Augustin, l’Eglise invisible consiste uniquement dans les personnes rachetées, ce qui lie directement l’ecclésiologie aux doctrines de la prédestination et du Salut. Il dira que « ceux qui ont été baptisés en dehors de l’église peuvent être considérés comme baptisés dans l’église à travers la connaissance que Dieu a d’eux ». Mais il est aussi lucide (à la suite du pasteur d’Hermas) sur le fait que pour le moment, l’église terrestre comprend aussi bien des croyants que des non-croyants. Cependant, Augustin ne rejette pas cette église visible, car il adhère parfaitement à la phrase de Cyprien citée précédemment. Ce qui pousse également Augustin à développer cette vision, c’est la lutte qu’il mène également à l’intérieur de l’église, contre les donatistes et leur excès de pureté qui répondait à l’apostasie de nombreux chrétiens.

Au Moyen-Âge, c’est surtout l’aspect visible de l’église en tant qu’institution religieuse et politique qui sera mis en avant, notamment au travers du lien fort qui va se créer entre l’Etat et l’église (ce qu’on appelle la chrétienté). Le pape, évêque de Rome, va cumuler de nombreux pouvoirs et nommer les rois et les empereurs, ou à l’inverse les excommunier. L’église va donc essentiellement devenir politique et chercher à accumuler titres, richesses, et terres.

Elle ne va pas non plus hésiter à s’investir dans des guerres comme les croisades. Tous ceux qui oseront s’élever contre l’institution établie seront soumis à l’inquisition. C’est durant la période que l’on appelle la Scolastique que le pouvoir de l’église atteindra son apogée. Pourtant, un de ses plus illustres représentants, Thomas d’ Aquin, n’hésitera pas au 13èmesiècle à marquer son opposition à ces liens qui sont tout sauf religieux, et qui entraîneront la chute spirituelle et morale de l’église dans la deuxième moitié du Moyen-Âge. Thomas développera aussi une ecclésiologie en trois parties, avec l’église militante (église visible), l’Eglise triomphante (Eglise invisible), et l’église en attente. Cette dernière est l’église du purgatoire.

 

Mais comme toujours dans l’histoire, la trop forte insistance mise sur l’église visible au détriment de l’Eglise invisible, va entraîner un mouvement de balancier important, que ce soit au sein de l’église catholique même ou par la création de mouvements dissidents. Un des premiers et des plus illustres représentant d’une nouvelle mise en avant de l’Eglise invisible sera le moine Bernard de Clairvaux, au 12èmesiècle. En effet, dans son célèbre commentaire du Cantique des cantiques, Bernard va donner une interprétation allégorique de ce livre canonique et mettre clairement en avant le rôle de l’Eglise en tant qu’épouse du Christ. Un deuxième moine cistercien, contemporain de Bernard, mais qui sera traité d’hérétique par beaucoup, Joachim de Flore, va développer une vision du monde en trois temps et donner un caractère eschatologique à l’église qui vivra un renouveau spirituel dans l’Histoire, avec un retour à la pureté et la fin du schisme catholique / orthodoxe.

Mais ce sera aussi la naissance de deux mouvements très différents mais qui seront tous deux persécutés par l’église institutionnalisée. Le premier est le mouvement Cathare, qui comme Joachim de Flore, met un accent très fort sur une vie spirituelle mystique et une sanctification parfaite. Les Cathares seront massacrés par l’inquisition. Le deuxième mouvement, plus « évangélique », est celui des Vaudois, fondé par Pierre Valdo, également au 13èmesiècle. Un accent fort sera mis sur l’Eglise en tant que communion des frères et sœurs, et un rejet progressif de l’institution.

Cette vision forte de l’Eglise invisible trouvera son paroxysme au siècle suivant dans l’enseignement de John Wycliffe. Pour lui, l’Eglise est composée uniquement de ceux qui sont sauvés. Faire partie d’une institution ne prouve absolument rien pour lui. Wycliffe fera donc presque un dualisme entre l’Eglise invisible des prédestinés et l’église visible des baptisés. Il ira même jusqu’à dire que le pape (qu’il nomme parfois l’Antichrist) n’est pas certain d’être sauvé juste à cause de sa position. C’est une affirmation qui remet directement en cause la succession apostolique sur laquelle repose toute la hiérarchie de l’église catholique. Mais il ne sera étrangement pas excommunié. Au siècle suivant, le pré-réformateur Jean Huss, en République Tchèque actuelle, reprendra l’enseignement de Wycliffe, mais d’une manière légèrement plus modérée et équilibrée. Ce qui ne lui fera pas éviter le bûcher pour autant. L’église catholique répondra à toutes ces attaques venant de partout en renforçant encore sa doctrine de l’église-institution, et en promulguant des doctrines comme l’infaillibilité du pape et l’indéfectibilité : « Là où est le pape, là est le Christ, donc là est l’église ». Le point d’orgue de cela se fera quelques siècles plus tard au moment du Concile de Vatican 1 en 1870.

 

Cependant, Valdo, Wycliffe, et Huss avaient enfoncé une porte que les Réformateurs ouvriront en grand et qui conduira à un nouveau schisme dans l’église. Ce sera le grand moment de la recherche et de la formulation des doctrines de l’église visible et invisible en tant que telles. Zwingli sera apparemment le premier à utiliser ce vocable. Martin Luther quant à lui parlera de la « chrétienté corporelle extérieure » pour désigner l’église visible, et de la « chrétienté spirituelle intérieure » pour l’Eglise invisible. Il définira également quelles sont les marques extérieures d’une église visible, à savoir la centralité de la Parole et l’administration des sacrements. On notera tout de même, que durant la deuxième moitié de son ministère, et suite au développement de sa théologie des 2 Royaumes, que l’église visible passera au second plan dans sa théologie.

Mais celui qui exprimera et articulera le mieux cette doctrine sera Jean Calvin. S’inspirant de Saint Augustin, il affirmera que Dieu seul connaît les siens, et que des hypocrites se trouvent au sein de l’église de masse. Calvin trouvera d’ailleurs un bon appuie biblique avec la parabole de Jésus du bon grain et de l’ivraie. Mais Calvin n’est pas légaliste, et comme il sait que l’homme ne peut connaître ce qui se cache au fond du cœur de son frère, il appelle dans l’église visible au bénéfice du doute et à un « jugement charitable ». Pourtant, Luthériens, Réformés, et Anglicans ne briseront pas les liens avec l’Etat et garderont à différents degrés une théologie théonomiste. Cela donnera naissance à un mouvement plus radical appelé Anabaptisme qui affirmera que « la citoyenneté du chrétien est au ciel ».

C’est donc d’une part en réponse à l’ecclésiologie catholique qui tendait à mélanger le corps spirituel du Christ avec une institution établie, et d’autre part à l’ecclésiologie anabaptiste qui supprimait les ministères institués pour vivre une communion mystique que Calvin va développer ces doctrines[4]. Ce dernier va ainsi rappeler aux catholiques que celui qui est souverain sur toute chose, c’est Christ, et non le pape et son église. Il va aussi enseigner que l’Eglise n’est pas tant immanente que transcendante. Elle est le corps mystique du Christ auquel il s’est unit. C’est lui qui réalise l’unité du corps parce qu’il en est la tête. Et il réalise l’unité de l’Eglise invisible parce qu’il est transcendé. Ce n’est donc pas le chef visible qui réalise l’unité autour de sa personne charnelle finie.

L’église catholique ne peut voler le rôle de médiateur au Christ. C’est donc la doctrine de l’élection qui va être mise en avant. Pour Calvin, l’église visible est la pépinière  de l’élection. C’est la prédestination et la grâce salvatrice et irrésistible de Dieu qui conduit les hommes au Salut, et non une institution. Pour lui, l’indestructibilité et l’indéfectibilité de l’Eglise se trouvent dans l’inamissibilité de la Grâce divine, et non dans un homme et une institution temporelle. D’ailleurs, Calvin fera aussi ressortir le caractère eschatologique de l’Eglise. L’institution n’est que temporaire et imparfaite, alors que la communion de tous les croyants de tous les temps dans la gloire de Dieu sera éternelle. C’est en ce sens que Calvin comprend la communion des vivants et des morts au sein de l’Eglise invisible. Comme déjà mentionné, pour lui l’Eglise réelle ne peut être perçue que dans la foi, elle n’est pas quelque chose de charnelle. La pureté et la perfection de l’épouse du Christ ne pourra être accomplie que dans l’Eglise invisible.

C’est donc ce que va répondre ensuite Calvin aux anabaptistes qui oublient cette dimension eschatologique de l’Eglise, tiraillée dans la tension du « déjà » et du « pas encore ». Il leur rappelle la mixité de l’église dans ces temps qui sont les derniers en leur citant l’exemple biblique de l’église de Corinthe. Et il les accuse d’être des « destructeurs de l’autorité ». Calvin va donc rappeler l’importance des ministères institués comme mode de gouvernement voulu par Dieu afin de construire, organiser, structurer et discipliner l’institution ecclésiale. C’est aussi dans cette discussion que les marques extérieures de l’église dont nous avons déjà parlées vont être mises en avant. Il rappelle également que le corps mystique du Christ répond aussi à une exigence d’incarnation, et que les moyens extérieurs donnés par Jésus sont nécessaires pour conduire les élus jusqu’à lui. Pour Calvin, le fait que les anabaptistes cherchent à tout connaître par eux-mêmes est une marque d’orgueil et de présomption.

Et c’est également dans le cadre de cette discussion que Calvin va s’approprier la doctrine de l’église-mère chère aux catholiques pour la reformuler dans des termes plus « évangéliques ». Il approuve en effet la formule de Cyprien qui disait « qu’en dehors de l’Eglise il n’y a point de Salut ». Mais pour lui, cela ne vient pas du fait que l’Eglise serait médiatrice de la Rédemption. En effet, celui qui est premier, c’est le Père, et non la mère. L’église n’est mère que des enfants que Dieu lui donne, que des enfants dont il est déjà le Père. Ce n’est donc pas l’Eglise qui amène au Salut de Dieu, mais c’est Dieu qui après avoir offert le Salut amène ses enfants à l’Eglise pour que cette dernière offre des moyens régénérateurs et éducatifs afin d’épanouir la vie de foi des enfants qu’il lui a confiée. Ce n’est pas l’Eglise qui engendre des enfants pour ensuite les donner au Père, mais c’est le Père qui engendre des enfants pour ensuite les incorporer à son Eglise. L’Eglise n’est pas première, car elle est le résultat de la Parole et instrument dont Dieu se sert. Calvin dira également que l’Eglise n’est mère avec le Père que par son mariage sacré avec le Christ. L’Eglise-mère et l’Eglise-épouse ne sont finalement que deux perspectives de la même réalité dont le Christ lui-même est le médiateur.

Un siècle plus tard, le baptiste John Smyth dira que seuls les régénérés sont membres de l’église. Le baptême devient donc la marque visible de la foi invisible. Seuls ceux qui font une profession de foi publique suivie du baptême sont donc membres de cette église. C’est « la communion visible des saints qui forme l’église visible ». C’est également la fin de l’église d’Etat au profit d’une totale indépendance des églises locales (congrégationalisme).

 

Le mouvement de balancier de l’histoire va reprendre au 18èmesiècle et faire de nouveau passer l’Eglise invisible à un plan second. Bien que le grand missionnaire anglais William Carey enrichisse positivement la théologie de l’église visible en lui ajoutant une dimension missiologique, le 19èmesiècle verra une tentative de quasi mise à mort de l’Eglise invisible. D’une part du côté catholique, et d’autre part (ce qui peut sembler étonnant) du côté évangélique lui-même avec la naissance du Dispensationalisme. En effet, comme mentionné plus haut, les catholiques adopteront lors du Concile Vatican 1 la doctrine de l’infaillibilité pontificale, faisant du pape un vicaire plénier du Christ, presque l’équivalent de Christ sur terre. Mais la rupture sera encore plus grande du côté de Darby et de son schéma découpant l’histoire biblique en plusieurs dispensations. Dorénavant, il y a une séparation totale entre les promesses terrestres faites à Israël et les promesses célestes faites à l’Eglise. D’ailleurs, l’Eglise elle-même devient une parenthèse, une dispensation parmi les autres. La continuité de l’Eglise invisible que nous avions vue jusqu’ici n’existe plus, Israël et l’Eglise ayant deux destinées différentes. Il n’y a plus d’Eglise réunissant les croyants de tous les temps. Abraham et David sont rejetés de l’Eglise.

Et cela ne s’arrangera pas avec l’entrée de la philosophie humaniste et scientifique dans la théologie libérale du 20èmesiècle. Ainsi, certains théologiens comme Barth et Althaus articuleront une ecclésiologie qui tendra à effacer la distinction entre Eglise invisible et église visible, notamment avec des doctrines sotériologiques comme l’universalisme (qu’il soit hypothétique ou absolu), tandis que d’autres comme Tillich et Brünner renforceront l’opposition entre ces deux perspectives de l’Eglise, au point de créer presque deux églises différentes.

Suite à la Seconde Guerre Mondiale et au Concile de Vatican 2, l’accent sera de nouveau mis sur l’église visible avec la naissance de l’œcuménisme et avec l’apparition du mouvement charismatique qui sera interconfessionnel. Ce sera aussi la naissance de nouveaux types d’églises visibles, comme les Megachurch, les églises émergentes, et les églises ethniques. L’emphase sera mise, notamment du côté évangélique, sur l’implantation de nouvelles églises. Mais bien qu’il semble y avoir aujourd’hui un renouveau dans la recherche ecclésiologique, il semblerait que la discussion sur l’église visible et invisible ne soit pas pour le moment au centre des débats, et que l’accent soit toujours sur l’église visible.

Alors à quand le nouveau mouvement de balancier ?

 

 

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Notes et références :

[1] ALLISON Gregg, Historical Theology, Zondervan, Grand Rapids, Michigan, 2011, p 565-587

[2] Le premier qui semble avoir utilisé cette terminologie semblerait être Zwingli : Calvin Jean, Ibid., p 955n26

[3] JOHNER Michel, Ibid., n36 : Cité par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 185, en référence à l’Institution texte de 1541, chap. II.

[4] JOHNER Michel, Ibid. pour ce qui va suivre sur la pensée de Calvin

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Renaud Genevois est pasteur à l’Église Perspectives de Colmar. Avant cela, il a été enseignant dans des écoles chrétiennes durant plusieurs années. Il a étudié à l’Institut Biblique de Genève et à l’Institut Supérieur Protestant à Guebwiller. Il prépare actuellement un master de théologie à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Renaud est allé plusieurs fois en Afrique enseigner dans un institut biblique et former des enseignants chrétiens. Il écrit régulièrement pour le Bon Combat.