Peut-on diviser la loi en trois catégories, ou est-ce une erreur qu’il faut rejeter ?

 

S’il est une doctrine “réformée” objet de controverses, c’est bien celle de la division tripartite de la loi. Nous sommes régulièrement sollicités afin de justifier notre position en la matière, et nous ne l’avons jamais fait sur ce blog jusqu’alors.

Nous commencerons par examiner une idée reçue : celle que la division tripartite de la loi serait une construction dogmatique du Moyen Âge tardif. Nous rappellerons ensuite que “la loi” peut désigner différents concepts, en particulier dans le Nouveau Testament. Enfin, nous proposerons quelques-uns des arguments qui nous conduisent à retenir une telle division de la loi.

 

 

1- La division tripartite n’est pas une construction Thomiste

Selon Don Carson et Richard Bauckham, la division tripartite de la loi “n’existait probablement pas avant Thomas d’Aquin”. (1) Nous ne sommes cependant pas du même avis, et nous pensons que plusieurs exemples historiques militent contre cette position.

 

Un antécédent contemporain à d’Aquin

Vingt ans avant que la Somme théologique ne commence à être diffusée, Jean de la Rochelle distinguait déjà les aspects moraux, cérémoniels, et judiciaires de la loi dans un traité qui était certainement connu de Thomas d’Aquin. (2) Preuve s’il en est que cette doctrine n’est pas une invention thomiste.

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La distinction rabbinique entre commandements “légers” et “lourds”

Sans constituer un précédent direct à la division tripartite, la distinction entre commandements “lourds” et “légers” ou celle entre les 613 mitsvots témoignent d’une forme traditionnelle de catégorisation des ordonnances du Pentateuque. La tradition rabbinique ne considère donc pas la loi comme une unité indivisible et ouvre la porte à un processus de subdivision.

 

La patristique et le principe d’une segmentation de la loi

Dans sa discussion sur la loi, d’Aquin s’appuie très largement sur Augustin (Contra Faustum Manichaeum, X.2) qui distingue très clairement entre l’usage cérémoniel (qu’il appelle “symbolique”) et moral de la loi. Il est également très probable qu’une telle distinction existait chez Justin Martyr, Origène, Irénée, Clement d’Alexandrie, et Tertullien. (3)

En conséquence, il parait difficile d’attribuer à Thomas d’Aquin la paternité de la division tripartite de la loi. On notera néanmoins l’influence de son argumentation sur les théologiens ultérieurs, notamment Calvin.

 

 

 

2- “La loi” : un terme qui recouvre plusieurs sens

Il faut également noter la “plasticité” du concept de loi, qui recouvre différents sens dans les Ecritures, comme l’indiquent les quelques exemples ci-dessous :

  • Une période historique : c’est probablement ce que Paul a en tête en Galates 3:23–21.
  • Tout l’Ancien Testament : en 1 Cor. 14:21, Paul cite Esaïe 28:11–12 mais localise sa source dans “la loi”. Nous utilisons nous aussi un même procédé métonymique lorsque nous parlons d’Ancien Testament : un élément du corpus de livres sert alors à qualifier l’ensemble. Cette identification est importante en 1 Cor. 14, car Paul l’utilise un peu plus loin dans un passage très controversé (1 Cor. 14:34), probablement en référence à l’ordre créationnel.
  • Les “livres de Moïse” : lorsque Jésus utilise l’expression “la loi et les prophètes” pour désigner l’ensemble de l’Ancien Testament (Matt. 5:17 ; 7:12), il se réfère d’une part au Pentateuque et de l’autre au corpus prophétique. Voir aussi Luc 24:44 ; Jean 1:45 ; Rom. 3:21.
  • L’intégralité du système législatif : c’est probablement à la loi tout entière que Paul fait référence dans son témoignage aux Philippiens (Phil. 3:5, 6, 9) et dans sa défense devant Festus (Actes 25:8).
  • Une partie du corpus légal seulement : au jeune homme riche, Jésus présente “les commandements” mais semble les limiter aux deux tables de la loi (Marc 10:19) ; lorsqu’il échange avec un docteur de la loi, son appel à la torah est immédiatement compris comme une référence à des commandements “apodictiques” (=“universels”, “absolus”; cf. Luc 10:25–28) ; de même, en Romains 2–7 et dans l’épître aux Hébreux, il est peu probable que “la loi” désigne l’intégralité des commandements du système mosaïque ; enfin, en Eph. 2:15, “la loi des ordonnances dans ses prescriptions” que Christ “anéantit” fait très probablement référence aux commandements céremonniels de la loi.

 

Certes, de nombreuses difficultés divisent les spécialistes. Par exemple, comment comprendre l’expression “oeuvres de la loi” (Rom. 3:27–28 ; Gal. 2:16; 3:2–5, 10) ? Autre exemple : l’articulation du motif de la loi dans l’épître de Jacques, qui semble pointer vers une multitude de sens. (4)

 

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Ces difficultés doivent être gardées à l’esprit, mais elles ne s’opposent pas à une entreprise de catégorisation des commandements.

 

 

 

3- La loi n’est pas un bloc monolithique

En rejetant le principe d’une division tripartite de la loi, la plupart des défenseurs du dispensationnalisme et de la théologie de Nouvelle Alliance militent pour une compréhension monolithique de la loi. C’est l’une des raisons pour lesquelles Le Bon Combat continue de défendre une approche plus traditionnelle des alliances bibliques.

 

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La taille de cet article ne nous permet pas d’aborder l’ensemble des arguments en faveur de la division tripartite. Nous nous bornerons à en lister les principaux.

 

Jésus accepte le principe d’une subdivision de la loi

En acceptant la priorité de certains commandements par rapport à d’autres (Luc 10:25–28 ; cf. Matt. 22:34–40; Marc 12:28–34), Jésus reconnaît une forme de catégorisation des commandements.

Walter Kaiser estime que celle-ci s’enracine dans la priorité accordée aux “commandements de miséricorde” sur ceux règlementant les sacrifices (Osée 6:6 ; Jer. 7:21–23; Mich. 6:8 ; 1 Sam. 15:22–23 ; Ps. 51:17). Selon lui, ces fréquents appels témoignent d’une “priorité délibérée dans le classement des injonctions légales données par Moïse”. (5)

 

Le Nouveau Testament dans son ensemble affirme l’obsolescence d’une partie de la loi

C’est l’un des sujets les plus controversés : lorsque Jésus déclare être venu pour “accomplir” et non pour “abolir” la loi (Matt. 5:17–20), veut-il dire que tout ou partie de celle-ci demeure ? Ou bien veut-il dire que cette “ancienne” loi est remplacée par une “nouvelle” qui serait bien meilleure ?

Pour Don Carson et les théologiens de la Nouvelle Alliance, c’est la seconde option qui est la bonne. Selon lui, “Jésus a accompli les prophéties de l’Ancien Testament en sa personne, et de même il a accomplit les lois de l’Ancien Testament par son enseignement”. (6) Son commentaire sur ce point, peu détaillé d’un point de vue exégétique, a fait l’objet de vives critiques (7) mais est généralement accepté sans réserve par les tenants de la théologie de la Nouvelle Alliance.

Il parait cependant improbable que Jésus introduise une nouvelle forme de loi dans le Sermon sur la Montagne. Tout d’abord, on comprend mal comment un tel ”accomplissement” pourrait s’opérer sans qu’une certaine forme d’abolition en soit la conséquence. Or, c’est exactement contre cette compréhension que Jésus s’exprime. D’autre part, le Sermon sur la Montagne s’inscrit dans la perspective du Royaume des cieux (v. 19), un thème qui implique une certaine continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

Enfin, ces enseignements s’inscrivent dans le contexte d’une polémique à l’encontre des scribes et les pharisiens (v.20) dont la tradition interprétative de la loi est régulièrement dénoncée dans Matthieu (“observez tout ce qu’ils vous disent ; mais n’agissez pas selon leurs œuvres”, Matt. 23:3). Les pharisiens, en effet, utilisaient la “tradition des anciens” comme le principe herméneutique fondamental s’appliquant à la loi mosaïque et fonctionnant comme un supplément à celle-ci. (8) Or, les six antithèses de Matthieu 5 semblent justement faire référence à cette tradition plutôt qu’à la loi elle-même (“vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens”, Matt. 5:21). En d’autres termes, Jésus n’introduit pas une nouvelle loi dans le Sermon sur la Montagne, mais il rétablit plutôt l’esprit originel de la loi mosaïque. (9)

Christ, donc, n’abolit pas la loi dans son caractère moral. Par contre, son attitude contre d’autres aspects de la loi parait davantage en ligne avec une volonté “d’abolir”. Par exemple, l’affirmation que “ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme; mais ce qui sort de [sa] bouche” (Matt. 15:11) contraste avec les règles alimentaires de Lév. 11. C’est probablement ce qui est en jeu lorsque Paul parle de l’abolition de “la loi des ordonnances dans ses prescriptions” (Eph. 2:15) qui séparait juifs et païens. Selon Paul, juifs et païens percevaient la moralité de Dieu au travers de la révélation générale (cf. Rom. 2:14–15) ; si donc un mur de séparation légale s’érigeait entre les deux, c’était bien celui des ordonnances cérémonielles mettant à part le peuple juif au sein des autres nations.

C’est également sur cette base que Paul a la liberté d’affirmer dans un même verset que la circoncision —un commandement— n’est “rien”, tandis que l’observation des commandements est “tout” (1 Cor. 7:19). Sans “distinction entre loi et loi”, ce passage n’a plus aucun sens.

 

Deutéronome 4 : différentes sphères d’application de la loi

De nombreux autres arguments mériteraient d’être abordés dans cet article. Nous nous bornerons à interagir avec Deut. 4, un passage qui a retenu l’attention de nombreux avocats de la division tripartite à commencer par Thomas d’Aquin lui-même. (10) L’approche essentiellement lexicographique de ce dernier nous parait difficile à défendre, mais nous notons avec lui que différents champs d’application de la loi sont mentionnés ici.

Il convient tout d’abord de noter la place spéciale que le Deutéronome accorde aux dix commandements : ils étaient écrits du doigt de Dieu et fonctionnaient comme des documents d’alliance (Deut. 4:13 ; 5:22), ils devaient être appris par coeur (Deut. 5:1), et ils avaient été proclamés à haute voix par Dieu depuis le mont Horeb, contrairement aux autres commandements, de sorte que le peuple avait pu les entendre (Deut. 5:22). De plus, Deut. 4:13-14 établit un contraste entre les dix commandements directement donnés par Dieu au peuple et ceux transmis par l’intermédiaire de l’enseignement de Moïse.

L’un des aspects les plus intéressants de ce texte concerne les sphères d’applications de ces lois. Les dix commandements, donnés à Horeb, exigeaient une observance immédiate, mais les règles enseignées par Moïse visaient une application spécifique “dans le pays” dont les Israelites d’apprêtaient à prendre possession (Deut. 4:14). Celles-ci ne pouvaient pas se référer aux régulations cérémonielles qui, centrées autour du tabernacle, étaient déjà en service dans le désert. Ces commandements semblent plutôt se référer à des règles étatiques, certaines portant directement sur la conquête à venir (cf. par ex. Deut 7:1-26), ou à des applications locales de régulations cultuelles (Deut. 12:21).

Il nous parait difficile d’en dire beaucoup plus dans un article de cette taille, une discussion individuelle de certains commandements deuteronomistes serait cependant souhaitable. Néanmoins, nous notons que Deut. 4 établit une distinction entre les dix commandements et ceux s’appliquant à une législation “dans le pays”. Implicitement, les règles cultuelles centrées autour du tabernacle sont elles aussi mises à part, de sorte qu’une division tripartite de la loi semble constituer l’arrière-plan des paroles de Moïse ici.

 

 

Conclusion : “l’oeuvre de la loi gravée dans le coeur”

Nous conclurons par les propos énigmatiques de Paul en Rom 2:14-15 :

Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-mêmes; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur, leur conscience en rendant témoignage, et leurs pensées s’accusant ou se défendant tour à tour.

Quoi que Paul ait eu en vue ici, il est évident qu’une partie de la loi, ou plutôt de l’oeuvre de la loi, est écrite dans le coeur de l’homme naturel. Là encore, l’idée d’une loi monolithique, indivisible, donnée à Israël en Horeb, ne fait aucun sens. Il semble qu’au moins une partie de la loi peut être connue en dehors de la révélation du Sinaï. C’est sans doute pour cela qu’Abraham est réputé avoir observé les ordres, les commandements, les statuts, et les lois de Dieu (Gen. 26:5).

Il existe une loi morale, absolue, dont les fondements sont éternels et l’expression créationnelle. C’est à cette loi que Paul fait référence en Romains 2:15, et c’est vers elle que pointent les dix commandements.

 

 

Notes et références

(1) Don Carson, “Matthew” dans Frank E. Gaebelein and J. D. Douglas, The Expositor’s Bible Commentary: With the New International Version of the Holy Bible. Vol. 8, Matthew, Mark, Luke (Grand Rapids: Regency Reference, 1984), 143.

(2) Voir Stephen J. Casselli, “The Threefold Division of the Law in the Thought of Aquinas,” Westminster Theological Journal 61 no. 2 (Fall 1999): 199.

(3) Pour approfondir cette discussion sur la division de la loi chez les Pères, voir O. M. T. O’Donovan, “Towards An Interpretation Of Biblical Ethics,” Tyndale Bulletin 27 (1976): 59 ; Christopher J. H. Wright, Walking in the Ways of the Lord : The Ethical Authority of the Old Testament (Downers Grove, Ill.: InterVarsity Press, 1995), 93.

(4) Mark Taylor, spécialiste de l’épître de Jacques, nous confiait récemment que l’un de ses étudiants les plus capables s’était lancé dans une recherche doctorale sur les différents niveaux de loi dans Jacques. Devant la complexité de la tâche, celui-ci a renoncé au bout de quelques mois…

(5) Walter C. Kaiser, “God’s Promise Plan and his Gracious Law,” Journal of the Evangelical Theological Society 33 no 3 (1990): 291

(6) Carson, “Matthew”, op. cit, 62.

(7) Voir notamment celle de Greg Welty, “Eschatological Fulfillment and the Confirmation of Mosaic Law (A Response to D. A. Carson and Fred Zaspel on Matthew 5:17–48),” accessible ici.

(8) Stephen Westeholm, “Pharisees” dans Joel B. Green et Scot McKnight, eds., Dictionary of Jesus and the Gospels (Downers Grove, IL: InterVarsity Press, 1992).

(9) Cette interprétation est parfaitement cohérente avec les exigences du Royaume : une justice qui dépasse celle des scribes et des pharisiens (v.20). Elle explique également pourquoi certaines antithèses ne semblent pas se référer directement à la loi mosaïque (par ex. Matt. 5:33, 43) : si c’est la “tradition des anciens” qui est visée, les expansions et autres transformations prennent tout leur sens. Si par contre c’est à la loi mosaïque que Jésus fait référence, comme le pense Carson, alors ces antithèses deviennent difficiles à expliquer.

(10) Thomas d’Aquin, Summa Theologica I-II. 99. 3-4.

 

 

 

 

 

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Guillaume Bourin est co-fondateur du blog Le Bon Combat et directeur des formations #Transmettre. Docteur en théologie (Ph.D., University of Aberdeen, 2021), il est l'auteur du livre Je répandrai sur vous une eau pure : perspectives bibliques sur la régénération baptismale (2018, Éditions Impact Academia) et a contribué à plusieurs ouvrages collectifs. Guillaume est marié à Elodie et est l'heureux papa de Jules et de Maël