Une lecture négative de tous les juges dont la narration est développée s’impose-t-elle ?

 

Ces derniers jours, suite à des sondages un peu anodins que j’avais proposés sur le groupe Facebook #Transmettre, j’ai pris conscience, dans le cadre des échanges qui s’en sont suivis, aussi bien dans les commentaires de ces sondages que par l’écoute du podcast Que Dit La Bible du 25 mars 2021, qu’une réelle divergence d’interprétation existait concernant notre perception de l’action des différents juges.

Mon ami Guillaume Bourin a ainsi écrit qu’une « lecture négative de tous les juges dont la narration est développée s’impose ». Et dans le podcast qu’il a consacré aux « héros de la foi » d’Hébreux 11, selon l’expression consacrée, il a indiqué pourquoi il pensait que notre compréhension de l’action des juges doit être dérivée du livre des Juges lui-même, et non par une lecture rétroactive qui procéderait d’Hébreux 11 pour imposer au texte d’origine une appréciation positive de leurs actions que ce texte ne contient peut-être pas.

Je veux le dire aussi clairement que possible : je suis d’accord avec Guillaume qu’il convient d’apprécier les juges en fonction de ce que le livre des Juges lui-même permet d’en dire. Ma conviction, toutefois, c’est que le livre des Juges lui-même attribue sans détour une fonction positive à l’ensemble des juges dont il relate l’histoire, et que pour cette raison, nous ne devons pas dire qu’une « lecture négative de tous les juges dont la narration est développée s’impose ».

 

 

1- Les juges étaient évidemment des pécheurs comme nous tous !

Que l’on se comprenne bien : ces juges étaient des pécheurs comme vous et moi ! Il ne s’agit pas, en adoptant une perspective positive sur leur action solidement cautionnée par le livre des Juges lui-même, d’excuser les manquements éventuels des douze juges nommés dans le livre (à savoir : Otniel, Ehoud, Shamgar, Déborah, Gédéon, Tola, Yaïr, Jephté, Ibtsân, Elôn, Abdôn et Samson). Comme tous les autres personnages bibliques, ils étaient, sans aucun doute possible, capables de nombreux péchés, et ils ont commis de nombreux péchés, dont certains sont expressément nommés dans un récit qui ne cherche pas à masquer leurs failles.

Ainsi, la fin du cycle de Gédéon nous le montre en train d’exercer une vengeance personnelle (8.19), de fabriquer une idole (8.27) et de pratiquer la polygamie à haute dose (8.30). Yaïr (10.4), Ibtsân (10.9) et Abdôn (10.14) s’adonnèrent eux aussi à la polygamie, et Ibstân ajouta à sa polygamie le fait de conclure des alliances matrimoniales avec des étrangers en prenant pour ses fils « des filles du dehors » (12.9). Jephté, quant à lui, était un ambitieux qui rêvait peut-être secrètement d’être roi (11.9) et de fonder une dynastie, lui qui, fils d’une prostituée, avait grandi sans père (11.1). Samson, enfin, alla avec une prostituée philistine (16.1) et entretint une liaison avec Dalila dont il ne nous est dit nulle part qu’il l’avait épousée (16.4). De toute évidence, comme d’autres « héros de la foi » tout au long du récit biblique, les juges dont nous parlent le livre n’étaient pas en tout point exemplaires.

 

 

2. Il est toutefois possible de surinterpréter négativement leur action

Dire cela, toutefois, ce n’est toujours pas dire qu’une « lecture négative de tous les juges dont la narration est développée s’impose ». Ce n’est pas non plus conclure, comme le fait la vidéo du Bible Project sur le livre des Juges, que Gédéon était un juge « correct », Jephté un juge « mauvais » et Samson un juge « pire que tout ». Il faut savoir rester mesuré dans notre évaluation de leur action, et ne trouver chez eux des péchés que là où ils se trouvent, sans forcer le trait.

C’est se tromper de juger négativement la ruse par laquelle Ehoud a exécuté Eglôn, roi de Moab (3.15-26). C’est se tromper de voir dans les exclamations de Déborah à l’égard de la mère de Sisera une moquerie déplacée (5.28-31). C’est se tromper de juger Gédéon comme un homme qui manquait de foi parce qu’il demandait des signes (6.33-40). C’est se tromper de voir en Jephté un brigand (11.3) et un rustre qui ne connaissait pas les Écritures au point de formuler des vœux inconsidérés et impies (11.29-40). C’est se tromper encore de projeter sur les exploits du début de mandature de Samson (14-15) l’appréciation négative qui émane des errements qu’il connut à la fin de ses vingt ans comme juge en Israël (16).

 

 

3. La méprise dont Jephté fait l’objet l’illustre bien

Prenons l’exemple le plus frappant : celui de Jephté. La vidéo du Bible Project explique à son propos qu’il « était si peu familier du Dieu d’Israël qu’il le traitait comme un Dieu cananéen au point de jurer de lui sacrifier sa fille s’il remportait la bataille. » Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire de Jephté une icône intouchable, un chevalier « sans peur et sans reproche » : il y avait dans son cœur une ambition dynastique qui apparaît à l’un ou l’autre moment du récit et qui est bel et bien critiquable.

Faire de lui un inculte qui traite YHWH comme un Dieu cananéen n’en est pas moins une méprise terrible ! Une lecture attentive de l’ensemble du cycle nous montre que ce brave Jephté (appelé expressément par le texte un « vaillant guerrier » ou même un « homme de valeur » selon la manière dont on traduit l’expression qui le qualifie en 11.1) était un fin connaisseur des Écritures : il mettrait probablement la pâtée à chacun d’entre nous si nous devions nous mesurer à lui dans un quizz sur les livres du Pentateuque.

Dans son offre de paix aux Ammonites, il rapporte d’abord très précisément des événements qui sont relatés à la fois en Nombres 21 et en Deutéronome 2-3 (Jg 11.14-22). Il rappelle ensuite le sort qui fut réservé à Balaq roi de Moab et dont Nombres 22-25 se fait le témoin (Jg 11.25). Et en plus de cela, Jephté sait dire précisément le temps qui a passé depuis la prise d’Heshbôn par les Israélites, ce qui renvoie à nouveau à Nombres 21 : 300 ans. En plus d’être un bon connaisseur des récits du Pentateuque, Jephté s’avère donc être aussi un chroniste capable d’estimer précisément le temps qui s’est passé depuis l’année de l’entrée d’Israël en Canaan jusqu’à ses jours. Qui d’entre nous maîtrise aussi bien que lui cette section de l’histoire du peuple de Dieu ?

Enfin, Jephté est vilipendé pour son « vœux inconsidéré » par lequel il promet de vouer à l’Éternel la première personne qui sortira de chez lui. L’une de mes camarades de promotion à la FLTE a ainsi écrit ceci à propos du vœu de Jephté :

Jamais Dieu ne demande de sacrifier un être humain : ce sont des pratiques païennes, perverties, éloignées de la volonté du Dieu vivant. Là, Jephté propose presque naturellement d’offrir quelqu’un en sacrifice, comme si c’était normal, et même ce qu’il pouvait offrir de mieux. Il ne promettait pas n’importe qui : il faut se rappeler qu’au retour du guerrier vainqueur, ce n’était ni la cuisinière ni le gardien de bœufs qui venait l’accueillir, mais ses proches : sa femme, sa mère, ses filles… Jephté savait donc, quelque part, que son vœu allait toucher quelqu’un qui lui était cher !

Alors pourquoi ce vœu qui ne peut que déplaire à Dieu ? Je crois que le libérateur d’Israël était plus influencé par le monde païen qu’il ne le pensait… il ignorait la loi, et pensait honorer Dieu avec des pratiques abominables ! il prenait le Dieu vivant, Yhwh, pour un dieu païen !

 

Et pourtant… Que lisons-nous en Lévitique 27 ? Des lois sur des vœux par lesquels des personnes sont consacrées à l’Éternel ! L’interprétation exacte de ce texte est très difficile et, à vrai dire, encore mystérieuse à mes yeux. Notez toutefois au moins la règle que contiennent les v. 28-29 : « Tout ce qu’un homme dévouera par interdit à l’Éternel, dans ce qui lui appartient, ne pourra ni se vendre, ni se racheter, que ce soit une personne, un animal, ou un champ de sa propriété ; tout ce qui sera dévoué par interdit sera entièrement consacré à l’Éternel. Aucune personne dévouée par interdit ne pourra être rachetée, elle sera mise à mort. »

Dans ce chapitre sur les vœux qu’il est donc légitime de formuler selon la loi mosaïque, il y a donc bel et bien la possibilité de « dévouer par interdit à l’Éternel » (ou de « frapper d’anathème pour le Seigneur »), non seulement des terres ou des animaux, mais aussi des personnes. Avant donc de conclure abruptement que Jephté était un rustre qui, ignorant tout des Écritures, avait formulé un vœu impie, il faudrait d’abord s’assurer que celui-ci ne connaissait pas, en fait, les Écritures mieux que nous !

Je ne prétends pas pouvoir résoudre entièrement l’énigme que pose ce vœu de Jephté et son accomplissement tel que le relate Juges 11.34-40 : mais ce qui m’apparaît d’ores et déjà clairement à la lumière de Lévitique 27.28-29, c’est que Jephté n’a pas péché en formulant ce vœu. D’ailleurs, le texte du livre des Juges nous invitait déjà à nous en apercevoir dès le début du paragraphe, puisque la mention que « Jephté fit un vœu à l’Éternel » (11.30) est immédiatement précédé de la mention que « l’Esprit de l’Éternel fut sur lui » (11.29). Sur les propres termes du cycle de Jephté, il apparaît donc que, même si Jephté n’est pas exempt de tout défaut, il ne faut pas lui imputer un péché qu’il n’a pas commis – celui de formuler un vœu inconsidéré et impie alors même qu’il s’est en fait conformé aux prescriptions de Lévitique 27.

 

 

4. Le prologue du livre des Juges nous donne expressément la clé d’interprétation de leur action

Enfin, et surtout, le livre des Juges lui-même nous donne la clé d’interprétation de leur action dès le prologue du livre (2.11-3.6) qui condense en quelques versets tout ce que nous lisons en 3.7-16.31. L’auteur du livre nous prévient par avance de la tragédie qu’il va relater :

Les enfants d’Israël firent alors ce qui déplaît à l’Éternel, et ils servirent les Baals. Ils abandonnèrent l’Éternel, le Dieu de leurs pères, qui les avait fait sortir du pays d’Égypte, et ils allèrent après d’autres dieux d’entre les dieux des peuples qui les entouraient ; ils se prosternèrent devant eux, et ils irritèrent l’Éternel. Ils abandonnèrent l’Éternel, et ils servirent Baal et les Astartés.  (2.11-13)

 

Ce récit va donc mettre en lumière le déclin spirituel du peuple de Dieu. Il va aussi montrer que Dieu ne laisse pas une telle prostitution religieuse impunie :

La colère de l’Éternel s’enflamma contre Israël. Il les livra entre les mains de pillards qui les pillèrent, il les vendit entre les mains de leurs ennemis d’alentour, et ils ne purent plus résister à leurs ennemis. Partout où ils allaient, la main de l’Éternel était contre eux pour leur faire du mal, comme l’Éternel l’avait dit, comme l’Éternel le leur avait juré. Ils furent ainsi dans une grande détresse. (2.14-15)

 

Autrement dit, les Mésopotamiens, les Moabites, les Cananéens, les Madianites, les Ammonites, les Philistins sont suscités par l’Éternel pour châtier son peuple. Puisqu’ils aiment les dieux des Moabites et des Ammonites, qu’ils soient donc asservis à Moab et Ammon ! Le récit va donc documenter la faillite spirituelle de ce peuple, et en montrer les conséquences géopolitiques – invasion sur invasion !

Ce n’est toutefois pas le mot de la fin. Car, lisons-nous encore, l’Éternel « suscita des juges, afin qu’ils les délivrent de la main de ceux qui les pillaient. » (2.16) Il n’est peut-être pas anodin que le verbe traduit ici par « délivrer » soit de la même famille que le nom Josué (et donc aussi Jésus !) : les juges vont faire office de petits Josué, censés faire la guerre aux Cananéens et assurer la paix dans le pays. Les juges sont des « sauveurs » (cf. 3.9 : « l’Éternel suscita aux Israélites un sauveur qui les délivra ») que Dieu suscite pour délivrer son peuple.

Le verset suivant est encore plus intéressant pour notre appréciation de l’action des juges : « Mais ils n’écoutèrent pas même leurs juges, car ils se prostituèrent à d’autres dieux, se prosternèrent devant eux. Ils se détournèrent promptement de la voie qu’avaient suivie leurs pères, et ils n’obéirent point comme eux aux commandements de l’Éternel. » (2.17) Est ainsi rappelée l’infidélité des Israélites. Notez bien toutefois que leurs juges ne sont pas mis dans le même panier : l’auteur ne déplore pas le fait que les juges ont commis les mêmes péchés que le peuple en étant entraînés avec le peuple dans sa chute, mais il signale que le peuple n’écouta pas ses juges. C’est dire là que les juges ont fait ce qu’ils pouvaient pour empêcher le peuple de se prostituer avec des idoles, même si cela n’a malheureusement pas suffi. Autrement dit, les juges envoyés par Dieu étaient spirituels – pas suffisamment convaincants pour réformer les voies de ce peuple à la nuque raide et à l’oreille incirconcise, mais suffisamment spirituels pour vouloir empêcher que l’impiété se répande partout dans le pays.

Les deux versets suivants enfoncent le clou :

Lorsque l’Éternel leur suscitait des juges, l’Éternel était avec le juge, et il les délivrait de la main de leurs ennemis pendant toute la vie du juge ; car l’Éternel avait pitié de leurs gémissements contre ceux qui les opprimaient et les tourmentaient. Mais, à la mort du juge, ils se corrompaient de nouveau plus que leurs pères, en allant après d’autres dieux pour les servir et se prosterner devant eux, et ils persévéraient dans la même conduite et le même endurcissement. (2.18-19)

 

Le texte, en énonçant que « l’Éternel était avec le juge » (comme il sera dit en 1 Samuel 18.12 que « l’Éternel était avec David ») anticipe les sept mentions dans la suite du livre que « l’Esprit de l’Éternel fut sur lui ». Les juges sont des oints de l’Éternel – non par onction d’huile comme les rois et les prêtres, mais par onction de l’Esprit comme les prophètes ! Remarquez aussi que les juges assument ici la fonction régalienne (dans la perspective biblique) de restreindre le péché, puisque le texte précise que ce n’était qu’à « la mort du juge » que les Israélites se corrompaient à nouveau. Dire cela, c’est annoncer à l’avance que l’action des juges était efficace pour restreindre l’idolâtrie et l’immoralité dans le pays – et c’est donc développer une perspective positive, dans l’ensemble sinon dans les détails, de l’action des juges telle qu’elle est rapportée dans le livre.

Bien sûr, dire cela, ce n’est pas dire qu’ils étaient exemplaires en tout point et qu’ils n’ont pas été touchés, eux aussi, par la « canaanisation » très rapide de la société israélite, comme en témoigne les cas de polygamie extrême qui concerne un tiers des juges ! Pour autant, voir dans l’essentiel de leur action des actes répréhensibles et chercher à les « convaincre de péché, de justice et de jugement » à chaque tournant du récit, même lorsque cela n’est pas justifié (comme dans le cas du vœu de Jephté), relève de préjugés qu’une lecture attentive et assidue du livre doit nous permettre de laisser de côté. Il ne faut imputer aux juges que les péchés qu’ils ont réellement commis, et ils sont moins nombreux que ce que l’on pense trop souvent…

 

 

Conclusion

Rien n’impose, au final, une lecture essentiellement négative de l’action des juges : le prologue énonce au contraire que Dieu les a suscités pour guider spirituellement son peuple, non seulement dans des victoires militaires, mais aussi dans des victoires spirituelles, qui, à défaut d’être durables, furent au moins temporaires.

Il fallait en effet qu’advienne, lorsque les temps furent accomplis, un temps de renouveau que le Seigneur avait décrit ainsi par la bouche d’Ésaïe : « J’étendrai de nouveau la main sur toi […]. Je te donnerai de nouveau des juges comme aux temps d’autrefois, et des conseillers comme au commencement. Après cela, on t’appellera ‘Ville de la justice’, ‘Cité fidèle’ » (Es 1.25-26). Il apparaît ici que les juges, considérés sous l’angle établi par le prologue de Jg 2.11ss, sont vus si positivement qu’ils servent d’image pour décrire la nouvelle création ! Cela ne contraste-t-il pas avec une lecture excessivement critique de leur action selon laquelle une « lecture négative de tous les juges dont la narration est développée s’impose » ? Il semble bien en tout cas que celle-ci ne s’est pas imposée au prophète Ésaïe !

Oserons-nous nous considérer comme des interprètes plus compétents et plus sûrs que lui pour renverser son jugement ? Rien n’est moins sûr…

 

 

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Pierre-Sovann Chauny est professeur de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin, à Aix-en-Provence. Il s'intéresse particulièrement à la doctrine des alliances, à l'interprétation des textes eschatologiques, à la scolastique réformée, aux prolégomènes théologiques et aux bons vins. Pierre-Sovann est l'heureux époux d'une femme extraordinaire et père de deux enfants formidables.